Le modèle et l'analogie

L'analogie

4.5 Définition et portée de l'analogie entre deux secteurs de réalité

Revenons au dernier des exemples qui ont illustré l'idée de modèle. Il s'agissait, on s'en souvient, d'une simple traduction de l'édifice euclidien par l'intermédiaire de l'inversion. Le modèle et l'original étaient faits de la même substance, l'un n'était ni plus ni moins réel que l'autre. Ce fait était d'ailleurs en désaccord avec l'idée du modèle telle que nous l'avions présentée jusque-là. La propriété caractéristique du modèle qui devait être de proposer un appui à une construction mentale semblait lui faire défaut. Jusqu'à un certain point, ce caractère lui fut cependant rendu en profilant derrière le modèle et l'original à la fois leur structure axiomatique commune.

Il est clair que l'idée de modèle ainsi réintroduite ne rend pas compte de façon satisfaisante des rapports de l'original et de sa traduction. Dans le cas particulier, et dans le cas du modèle de la géométrie non-euclidienne dont nous nous servirons au chapitre prochain, c'est bien sur la structure logique du modèle qu'on veut mettre l'accent. Aussi la dénomination de modèle se justifie-t-elle. Mais elle ne se justifierait plus, s'il s'agissait uniquement de décrire la correspondance existant entre l'original et sa transcription. Il serait certainement plus juste de dire qu'il existe, entre ces derniers, une analogie parfaite.

Cet exemple pourrait naturellement nous suggérer une certaine conception de l'analogie (de l'analogie complète) entre deux «réalités». Il suffirait qu'à tout rapport aperçu entre deux ou plusieurs éléments de l'une, on pût faire correspondre un rapport existant entre les parties correspondantes de l'autre. La correspondance ainsi introduite serait génératrice de l'analogie. Une définition de ce genre est toute naturelle dans une théorie réaliste de la connaissance, et plus généralement dans toute théorie imaginant que la réalité ou ses aspects se décomposent selon des structures préexistantes et déterminées une fois pour toutes. Un point de vue de ce genre est cependant trop étroit pour rendre compte de l'expérience que notre étude nous a déjà fait faire, et qui est d'ailleurs encore en plein développement.

Dans la perspective de la connaissance en état de progrès (et peut-être en état de révision jusque dans sa structure), il n'est pas légitime d'admettre que la réalité à connaître porte en soi une structure achevée, structure que la connaissance aurait simplement pour tâche de porter à la conscience. Dans ces conditions, la conception de deux réalités analogues est-elle encore possible ? Elle l'est encore. L'idée d'analogie peut être facilement précisée, nous en avons maintenant tous les moyens.

Soient donc A et B les deux «réalités» à comparer entre elles. On peut les dire analogues si ce sont deux modèles (au sens strict) d'un même schéma C, ou, en d'autres termes, si elles sont toutes deux en correspondance schématique avec un même secteur de réalité. (On ne se méprendra pas sur la signification de l'expression «secteur de réalité»; elle désigne tout ou partie d'un horizon de réalité).

Cette définition est toute naturelle, elle se borne à tirer parti des notions déjà introduites. Peut-être va-t-elle cependant susciter l'objection suivante :

Selon la définition proposée, l'analogie est une relation à trois termes. Mais c'est une relation à deux termes, dans la conception qu'on s'en fait habituellement. Elle s'établit directement entre les deux réalités analogues. Le troisième terme n'est-il pas superflu ? S'il l'est, la définition est boiteuse.

Cette objection est facile à désarmer. Il est tout à fait clair qu'au moment où l'on se propose de constater ou d'établir une analogie entre les deux domaines A et B, nulle mention n'est encore faite du troisième terme. Que le troisième terme ne soit pas donné en même temps que les deux autres, la chose est indéniable. Mais il suffit de se rappeler les observations auxquelles le dernier exemple de modèle du paragraphe précédent a donné lieu. Là aussi, deux termes seulement nous étaient donnés au départ : le plan euclidien et sa transcription. Mais par le fait même de la transcription et de l'identification qu'elle opère, on amorce un processus d'abstraction qui dégage la même structure schématique de l'un et de l'autre des domaines en confrontation. Dans cet exemple, la correspondance entre les deux domaines était, il est vrai, trop étroite, trop achevée, pour servir de base à une conception générale de l'analogie. Mais quant au reste, les observations que nous avons faites à ce moment-là peuvent être reprises ici sans modification.

En d'autres mots, c'est le fait même de dégager et de constituer la correspondance analogique qui donne naissance au troisième terme. Conçue comme une relation à deux termes, l'analogie se réalise comme une relation à trois termes.

L'analogie est donc facile à définir. Il est plus difficile de la mettre bien à sa place, de lui attribuer toute son importance dans l'édification de nos connaissances. Au sens où nous la comprenons ici, elle n'institue pas entre les domaines analogues une correspondance qui puisse être étendue de proche en proche à tout ce qui fait la réalité de l'un et de l'autre. Bien entendu, dans tout ce qui précède, le mot de «réalité» doit être pris avec le sens qui lui convient. Les domaines A et B dont il a été question ne sont que des secteurs de réalité et rien n'autorise à penser que l'analogie qui s'établit entre eux dépasse les horizons de réalité auxquels ils appartiennent. En d'autres termes, s'il devait arriver que les horizons primitifs s'estompent, du fait d'une meilleure connaissance, pour faire place à des horizons plus finement structurés, notre définition n'exige pas que l'analogie se transmette nécessairement à ces nouveaux horizons. L'analogie s'établit entre des horizons de réalité et non entre des «réalités en soi». Cette limitation va de soi, mais elle n'est pas encore assez étroite. Il n'est pas même sûr que l'analogie s'étende à tout ce qui fait légitimement partie des secteurs de réalité A et B. L'analogie telle qu'elle se trouve proposée ici ne saisit de droit, dans A et B, que ce qui jouera le rôle de signification extérieure du troisième terme, du schéma C.

«Fort bien, dira-t-on, telle est la propriété essentielle de l'analogie une fois cette notion reprise dans le climat de la connaissance schématique. Mais quel en est l'intérêt ? Cette notion n'est telle que parce que vous l'avez ainsi définie. Vous avez mis vous-même une certaine insistance à la relever. La définition que vous nous en avez donnée n'est-elle pas arbitraire ? Ne l'avez-vous pas librement choisie ?»

Est-il vrai que cette définition ait été librement choisie ? Nous ne le pensons pas. La situation ne peut pas être résumée de façon aussi brève, si l'on tient à le faire équitablement. Un choix ne peut être dit ni libre ni arbitraire s'il tient compte (ou cherche à tenir compte) de tout un ensemble d'expériences et d'exigences... Mais là n'est pas le fond de la question. Le jugement à porter sur la notion telle qu'elle a été définie n'est pas un jugement de droit, mais un jugement de fait. En un mot, cette notion convient-elle ou ne convient-elle pas ? Est-elle efficace ou ne l'est-elle pas ? Rend-elle compte ou non des correspondances qu'on a désignées jusqu'ici comme étant des analogies ?

La question ne peut et ne doit être tranchée que par l'expérience. Oui ou non, l'analogie s'établit-elle entre des secteurs de réalité et non entre des réalités en soi ? Si la réponse est oui, elle est au fond l'équivalent d'une loi naturelle. Elle ne statue pas que nous avons pris arbitrairement la décision de considérer la réalité sous cet angle. Elle exprime que telle est aussi la façon dont la réalité – ce que nous continuons à nommer réalité – se dévoile à nous.

Or c'est bien en faveur d'un oui que le développement de la connaissance scientifique moderne (et toute l'expérience que nous faisons ici) semble témoigner. Nous aurons d'ailleurs à y revenir bientôt.

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Mise à jour : 2005-09-20