L'axiomatisation schématique

2.1 L'axiomatisation schématisante

Ayant admis les idées de schéma et d'horizon de réalité au nombre de nos instruments intellectuels (en même temps que tout le corps des idées qui s'y rattachent), revenons à l'édification rationnelle de la géométrie qui a fait l'objet du chapitre précédent.

Supposons, comme la méthode axiomatique l'exige, que nous ayons dressé la liste complète des notions primitives et des conventions verbales; que nous ayons énoncé la totalité des axiomes indispensables et, enfin, que nous ayons pris pleine et entière connaissance de cette base axiomatique. Quel commentaire avons-nous fait, jusqu'ici, de ces suppositions ?

Nous nous sommes contentés de répéter : «Les notions de point, de droite, d'angle, etc., telles qu'elles sont dans notre vision intuitive de l'espace, donnent manifestement lieu aux énoncés que nous avons décidé de prendre pour axiomes». Nous nous sommes ainsi bornés à fixer l'expression verbale d'une partie (d'une partie seulement) de notre connaissance naturelle de l'étendue.

Mais, une fois la base axiomatique posée, la dialectique de la déduction s'en empare; il est alors de règle, en axiomatique, de ne plus faire aucun appel direct à l'intuition, celle-ci ne devant plus s'exercer que par l'intermédiaire de la dialectique. La méthode axiomatique prétend ainsi dénouer ses attaches (ou du moins les affaiblir) avec l'horizon de réalité où les notions dont elle continue à se servir ont été primitivement conçues, où leur signification originelle se réalise, où les axiomes ont été tout d'abord aperçus et où ils ne cessent pas d'être valables. Pour mieux soumettre la base axiomatique à la dialectique déductive, on entend la dépouiller (au moins partiellement) de son «contenu de réalité».

Devant les intentions ainsi formulées de la méthode axiomatique, il est difficile de ne pas être repris par le doute. Évidemment, rien ne s'oppose à ce que la méthode axiomatique ait l'intention de se dégager de l'horizon de réalité naturel où les idées géométriques ont pris naissance, mais sommes-nous bien sûrs qu'elle en soit capable ? N'est-ce pas là une intention irréalisable ?

Un tel doute ne cédera qu'au fait accompli ? Au sophiste qui démontre dialectiquement (mais par quelle dialectique ?) l'impossibilité du mouvement, on répond en marchant. Peut-être le sophiste ne se sentira-t-il pas touché par cette preuve inspirée de l'action, précisément parce que c'est un sophiste. S'il avait sincèrement et sérieusement en vue le problème de la connaissance, il ne lui resterait qu'une chose à faire : prendre l'évidence du fait comme centre de réorganisation de ses rapports intellectuels avec le réel; accepter l'indubitable comme préliminaire de toute dialectique légitime et par conséquent réviser sa dialectique en posant l'existence du mouvement comme exigence préalable. – Nous avons démontré la possibilité de l'axiomatisation en axiomatisant. La situation ne s'en trouve pas, pour cela, complètement éclaircie. Bien des questions restent posées, mais nous n'avons plus à douter du succès de l'entreprise et de l'efficacité des moyens mis en œuvre, puisque l'entreprise a réussi et que les moyens employés se sont révélés efficaces. L'heure où l'objection précédente aurait pu nous arrêter est passée. L'abandon (au moins partiel) de l'horizon de réalité originel n'est plus une tâche qui nous attend, c'est une tâche accomplie. Que nous ayons ou non mesuré toute la portée des procédés de l'axiomatisation, nous n'avons plus à les justifier, mais à les comprendre. Il nous reste à recueillir les conséquences du succès de cette audacieuse manœuvre. Il nous reste à en commenter les circonstances, à en tirer les enseignements, à en tenir compte.

C'est vers nous-mêmes que les questions doivent maintenant se tourner. Le fait accompli ne vient-il rien déranger dans l'opinion que nous nous faisons de notre propre savoir ? Nos vues sur les conditions et sur les moyens légitimes de la connaissance s'en accommodent-elles sans effort ? En un mot : L'intention d'axiomatiser en éliminant plus ou moins complètement la signification originelle des éléments géométriques n'est plus à mettre en doute; elle est réalisable; elle est réalisée et les exigences qu'il reste à faire valoir ne peuvent que refluer de ce fait accompli vers notre propre vision, vers notre propre doctrine des rapports du connaissant au connaissable.

Ayant ainsi marqué le sens dans lequel s'exerce la pression de l'expérience, nous pouvons revenir aux questions que la situation comporte.

Envisageons, par exemple, l'axiome :

Axiome I3 – Il y a seulement une droite qui passe par deux points différents.

Comment cet énoncé précis pourra-t-il être séparé de sa signification naturelle ?

Les mots «droite», «passe par» et «points» sont ceux qui doivent être privés de leur sens intuitif. Tous les autres conservent la fonction qu'ils exercent dans le langage habituel. Mais quel sens les premiers conservent-ils ? Comment se fait-il que nous puissions continuer à nous en servir ? Comment expliquer que l'emploi conjugué, dans une seule et même phrase, de mots au sens plein et de mots au sens oblitéré (ou du moins réduit) n'engendre pas une confusion sans issue ? Si l'on renonce à savoir ce que c'est qu'une droite, et si l'on ne sait plus se représenter un point, comment saura-t-on ce que sont deux points; et si la signification du verbe «passer par» est remise en question, quelle ombre de signification peut-il y avoir à affirmer qu'une droite seulement passe par deux points ? Si les axiomes ne sont pas des énoncés arbitraires, s'ils sont au contraire l'expression d'une certaine réalité, ou mieux d'une certaine structure de l'horizon de réalité où ils resteront fondés, par quel miracle diront-ils tout à coup autre chose que ce qu'ils avaient mission de dire ?

Dans toutes ces questions, on retrouve l'écho du doute dont nous parlions plus haut, du doute concernant le bien-fondé de la «désintégration» des notions géométriques qui doivent participer à l'édification axiomatique. Ce doute, nous l'avons dit, ne devrait plus nous troubler, mais nous ne l'aurons vraiment surmonté que lorsque nous aurons compris non seulement que l'axiomatisation est un fait accompli, mais comment ce fait s'accomplit.

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Mise à jour : 2009-01-02