Le schéma | ||||||
1.4 L'autonomie du schéma – Technique et dialectiqueTant que la carte se trouve en préparation, il est clair que ce sont les «réalités» de la forêt dont nous avons à tenir compte en premier lieu. Mais cette dépendance s'affaiblit à mesure que le travail avance. La carte une fois terminée, une fois qu'elle contient «tout ce dont on aura besoin par la suite», qu'elle est complète relativement à ce que nous en voulons faire, cette dépendance peut disparaître. C'est pour bien le souligner que notre apologue nous fait entrer à l'auberge et nous y attabler. Mieux encore que sur le terrain, notre problème peut y trouver maintenant sa solution, uniquement sur la foi du schéma que nous avons apporté. Ce problème change d'ailleurs de nature. Il va maintenant s'énoncer en termes propres au schéma, c'est-à-dire en termes ne concernant strictement que la feuille de papier étendue sur la table, devant nous, et les signes qui s'y trouvent tracés. Le voici sous sa nouvelle forme : Est-il possible de tracer une ligne partant de B et aboutissant au bord de notre figure, telle que jamais elle ne passe par aucun des points numérotés et ne coupe aucun des traits marqués en rouge ? Cette nouvelle forme du problème est relative, maintenant, à la structure propre du schéma, c'est-à-dire à sa «façon d'être», en tant qu'objet autonome – bien entendu dans les limites de la connaissance que nous pouvons en avoir. Le fait que la carte peut être regardée comme une image schématique de la forêt n'y joue aucun rôle. Il se trouve entièrement éliminé. Le schéma et sa fonction se sont disjoints. Le schéma s'étant détaché de sa signification extérieure a revêtu son autonomie. Après cette disjonction, la signification du schéma peut être momentanément oubliée. Peu importe alors que les points y symbolisent des arbres et que les lignes rouges soient interprétables comme une défense de passer. Ce qui seul compte encore, c'est la figure que ces points et ces lignes forment sur notre feuille, dans la réalité qui leur est propre (c'est-à-dire dans ce que nous savons en saisir). On ne pensera plus à demander pourquoi les points sont numérotés et pourquoi tels traits sont marqués en rouge, tandis que d'autres ne le sont pas. Ces questions avaient un sens au moment de la construction de la carte, ils en reprendront un au moment de s'en servir. Ce sont maintenant des faits purement empiriques, des faits à constater et à admettre sans justification particulière. Leur justification était dans le rôle qu'ils jouaient en tant que symboles (et non en tant qu'objets autonomes); de cela précisément nous n'avons plus à nous soucier pour l'instant. En un mot, c'est sur le schéma pris dans son autonomie que la solution «théorique» de notre problème est à découvrir. En parlant de la structure propre du schéma et de la réalité de celui-ci en tant qu'objet autonome, nous n'avons pas manqué d'ajouter une réserve quant à la qualité de cette réalité. La raison en est claire : c'est que toutes les questions posées et discutées à propos de la réalité de la signification extérieure se posent à nouveau à propos de la réalité propre du schéma. Pas plus que les choses de la réalité extérieure, les objets du schéma ne nous sont donnés comme des réalités dernières. Il est même dans la nature des symboles de pouvoir admettre des propriétés conventionnelles, des propriétés qu'ils ne possèdent pas nécessairement comme objets naturels, mais qu'ils ont la faculté de pouvoir revêtir. Ces propriétés sont à compter au nombre des propriétés autonomes du schéma. Cette dernière circonstance ne se présentait pas encore dans notre précédente discussion. Elle nous éloigne encore davantage de la conception d'une réalité en soi : le schéma incorpore, lui aussi, un horizon de réalité et c'est dans cet horizon que la solution «théorique» est à construire. Ainsi se trouve éclairci un des aspects de la correspondance schématique, celui de la «qualité de réalité» du schéma et de sa signification extérieure. Le résultat, sur ce point, est le même pour les deux : leur «façon d'être» n'est pas du type de la réalité en soi, mais du type de l'horizon de réalité. Un autre point doit maintenant retenir notre attention, celui de la découverte de la solution théorique. Comment la carte la contient-elle, et de quels moyens disposons-nous pour la mettre en évidence ? Pour nous offrir la possibilité d'une solution «théorique», il ne suffit pas que le schéma et sa signification extérieure aient été mis en concordance schématique; il faut encore que le schéma, dans son propre horizon de réalité, se prête à certaines opérations, raisonnements ou manipulations sur les éléments à l'aide desquels la solution se construira. Pour l'expliquer sans trop de détours, il nous manque encore une idée et le mot correspondant. Qu'allons-nous entendre par une technique ? Ce sera, pour nous, le concours d'un certain ensemble de procédés, réunis en vue d'une certaine activité et informés par la connaissance d'un certain horizon de réalité. Cette connaissance s'exprime parfois par des règles et des prescriptions plus ou moins strictes. Une technique n'est cependant pas nécessairement un ensemble fermé de procédés bien définis, bien arrêtés. Une technique est donc aussi un «être historique», et l'état dans lequel elle se trouve à un moment déterminé pourrait être appelé une forme d'activité. C'est la forme sous laquelle un certain horizon de connaissance, la conception d'un certain horizon de réalité se prête à la réalisation d'intentions plus ou moins constantes, de fins plus ou moins exactement définies. Une technique n'est pas uniquement manuelle, mécanique ou industrielle. Les éléments intellectuels n'en sont jamais complètement exclus. On peut même imaginer certains cas où ils prédominent et parler d'une technique mentale. De ce point de vue, toute discipline systématique présente un aspect technique et admet ses techniciens. Une technique verbale ou mentale dont le caractère dominant est normatif, méthodologique ou normalisateur, est une dialectique. Cette définition s'applique naturellement à la dialectique de la déduction géométrique dont il a été si souvent question au chapitre précédent. Jusqu'à plus ample information, il nous faut même la considérer comme un modèle de dialectique. On voit facilement où ces explications et ces définitions veulent en venir. Elles s'appliquent immédiatement au schéma. Celui-ci diffère d'un objet ordinaire, d'un objet naturel, essentiellement par le fait qu'il se prête à l'exercice d'une technique, qui est l'instance responsable de la solution. (Dans le cas de notre carte, l'horizon de réalité et la technique qui lui est propre sont caractéristiques d'un chapitre – et d'un stade – très élémentaires de l'Analysis situs ou Topologie). Nous avons ainsi terminé les explications par lesquelles l'idée de schéma devait être introduite. Peut-être s'étonnera-t-on de tout ce qui a été passé sous silence. «Un fait tient du miracle, dira-t-on. C'est que la technique mise en œuvre dans un schéma disjoint de sa signification extérieure reste en parallèle avec les opérations que l'on effectue dans cette signification extérieure. Ce fait est certainement capital, car c'est lui qui fait tout l'intérêt et qui commande toute l'utilisation du schéma. Or c'est trop peu de dire qu'il n'a pas trouvé d'explication jusqu'ici : aucun essai d'explication n'a même été tenté». L'observation est exacte : nous n'avons pas le moins du monde tenté d'expliquer comment il peut se faire qu'il existe une concordance schématique et pourquoi une telle correspondance peut avoir une aussi grande portée. Faut-il vraiment s'en étonner ? À celui qui nous en ferait un grief, voici ce que nous pourrions répondre : «De quel genre d'explication parlez-vous ? Pensez-vous que tout soit explicable; qu'on puisse donner de tout des raisons nécessaires et suffisantes ? Voulez-vous dire qu'une explication véritable est une explication définitive qui ne laisse plus aucune ombre derrière elle ? Pour vous l'explication ne devrait-elle pas être, pour être entièrement valable, la réduction d'un donné opaque à une situation rationnellement claire ?» «Mais où prenez-vous qu'il existe toujours, et même qu'il existe parfois, des explications de ce genre ? Pour nous et pour ce qui nous occupe ici, nous estimons qu'il n'en existe pas !» Une comparaison nous permettra d'éclaircir la situation. En observant régulièrement le cours et les phases de la lune, on peut y découvrir certaines lois de périodicité. La connaissance de ces lois est-elle mal fondée lorsqu'on n'en donne pas d'explication ? Une loi d'expérience n'est-elle pas une loi véritable, et lui faut-il toujours une explication ? Certes, il est possible de donner une explication des périodicités dont nous parlons, une explication dont l'élément explicatif essentiel serait fourni par les positions et les mouvements relatifs de la terre, de la lune et du soleil. Mais la connaissance de ces mouvements est, elle aussi, toute pénétrée de connaissances empiriques. Faut-il la rendre rationnelle ? On peut en donner une nouvelle explication dans le cadre d'une théorie du système solaire. Mais cette théorie n'est elle-même ni gratuite, ni purement rationnelle. Des éléments empiriques contribuent à la constituer. Et ainsi de suite. Une connaissance s'étant fixée en lois dans un certain horizon de réalité, toute explication ultérieure requiert les éléments d'un horizon de réalité qui embrasse, élargit ou approfondit le premier. Mais ce nouvel horizon de réalité n'a pas de vertu explicative dernière et absolue. Toute explication qui vaut la peine d'être imaginée participe plus ou moins des mêmes caractères. Elle n'est jamais définitive. Les fondements, par exemple, sur lesquels une théorie du système planétaire peut s'édifier, doivent naturellement rester sans explication, à moins d'être insérés à leur tour dans un nouvel horizon de réalité. L'idée d'un système de la connaissance dans lequel tout soit explicable est gratuite ou absurde. Revenons maintenant à la question de la concordance schématique. Pour l'expliquer de façon valable, il nous faudrait pouvoir l'insérer dans un système de connaissances préalablement organisé. Il nous faudrait apercevoir l'horizon de réalité où les normes explicatives pourraient entrer en action. Or rien de semblable n'est entré jusqu'ici dans le cadre de nos connaissances assurées. Les conditions mêmes d'une explication de ce genre nous font complètement défaut. Au point où nous en sommes, la possibilité d'une concordance schématique est un fait d'expérience. | ||||||
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