Le schéma

1.3 La signification extérieure du schéma – L'horizon de connaissance

Il nous faut donc réfléchir encore une fois à la façon dont le schéma s'insère dans sa signification extérieure.

Faut-il supposer que, pour établir un schéma, il faille connaître d'avance à fond les choses dont il fournira la représentation ? Le schéma simplifie, disions-nous. Faut-il penser que cette simplification ne consiste qu'à choisir certains traits pour les retenir ou d'autres traits pour les supprimer, dans une réalité toute donnée, dont il ne tiendrait qu'à nous de distinguer tous les détails ? Voulons-nous dire que la connaissance inscrite dans le schéma n'est que fragmentaire et tronquée ? Les explications qui précèdent n'excluent pas encore une pareille interprétation. Mais celle-ci nous engagerait précisément sur la fausse voie.

Reprenons notre exemple :

Il est clair, nous l'avons déjà dit, que ce qui est inscrit dans la carte relativement à sa signification extérieure ne représente qu'une connaissance très sommaire. Bien entendu, c'est volontairement et en pleine connaissance de cause (et non par ignorance) que nous avons omis certains détails et fait abstraction de certaines différences – que, par exemple, nous n'avons pas fait la moindre mention de l'existence de quelques sapins-candélabres d'une surprenante beauté. La confection de notre carte s'accommode d'une certaine négligence; elle n'exige pas qu'on prenne garde à une multitude de circonstances accessoires ou secondaires.

Mais il est d'autres oublis, et ceci est le point sur lequel nous insistons maintenant, qui relèvent de notre pure et simple ignorance. Celle-ci est responsable, pour une bonne part, de nos omissions les plus opportunes. Ce point mérite d'être expliqué.

Voici un arbre : d'un certain point de vue, en ne faisant jouer que des apparences en somme assez grossièrement définies, nous pouvons affirmer sans crainte de nous tromper que voilà un arbre, nous savons «ce que c'est qu'un arbre». Mais d'un autre point de vue, d'un point de vue plus exigeant, il est tout aussi vrai que nous sommes infiniment loin «de savoir vraiment ce que c'est qu'un arbre». La connaissance sur laquelle se fonde la première de ces deux affirmations à la fois analogues et contradictoires, est faite avant tout d'éléments rudimentaires et superficiels. Des abîmes d'ignorance s'étendent encore entre elle et la connaissance approfondie de tous les mystères physiques, chimiques, biologiques et autres dont un arbre est fait.

En un mot, l'affirmation «je sais ce que c'est qu'un arbre» est l'expression, n'est que l'expression d'une connaissance pratiquement sûre et principiellement inexacte.

Cette constatation dérange peut-être en nous quelques idées préconçues. Peut-être la trouvons-nous inquiétante et paradoxale. Mais à quoi servirait-il de l'écarter ? Le mieux est, au contraire, d'en prendre note, comme d'un renseignement d'une importance assez capitale. Si l'on y réfléchit quelque peu, on s'aperçoit qu'il en est de même pour de larges secteurs de notre information et l'on en vient à se demander si l'on n'a pas mis là le doigt sur un caractère inévitable de toute connaissance humaine.

Nous nous garderons de nous laisser entraîner prématurément à des conclusions d'ordre général. Ce qui vient d'être dit exige cependant que nous révisions sans tarder le qualificatif «paradoxal» dont nous venons de nous servir. Il n'est paradoxal qu'à toute première vue, il est au contraire normal qu'une connaissance soit à la fois sûre en pratique et inexacte en principe, qu'elle soit à la fois efficace et inachevée. C'est un fait qui ne doit ni nous déconcerter ni nous arrêter. Nous n'avons pas à nous étonner que la connaissance usuelle ne soit pas frappée d'impuissance en face de ce que nous venons d'appeler une connaissance approfondie. Dans son cadre, la connaissance usuelle ne se trouve pas dévalorisée par la confrontation avec une connaissance qui la dépasse, même de façon transcendante. Son efficacité n'est pas compromise par la révélation de la marge d'erreur qui l'entoure, car cette efficacité ne se fonde pas sur une inexistante faculté de nos sens de ne pas être soumis à l'erreur, – ou de notre esprit de ne pas être sujet à la faute. En saisissant combien notre connaissance est sommaire et inachevée, nous ne nous créons aucune obligation de la rejeter comme inadéquate, nous apprenons simplement à mieux évaluer l'efficacité de notre connaissance.

Un homme en saurait-il mille fois plus que nous sur les mystères de l'arbre, qu'il n'établirait pas une carte bien différente de la nôtre si nos intentions étaient aussi les siennes. Il l'établirait au niveau de la connaissance usuelle. Car c'est à ce niveau qu'elle prend sa valeur et sa signification. Pour ce que nous voulons en faire, il est indifférent que notre connaissance s'arrête là ou qu'elle puisse être poussée plus loin.

Et d'ailleurs rien ne nous assure qu'une connaissance approfondie ne soit pas un jour à son tour dépassée et déclassée au profit d'une connaissance encore plus approfondie.

En résumé, le résultat de la discussion précédente peut être formulé comme suit :

Si les intentions auxquelles un schéma répond restent inchangées, et s'il s'est avéré adéquat, il conserve son efficacité indépendamment des progrès ultérieurs de la connaissance. La connaissance qui s'y incorpore est à la fois fragmentaire, stable et suffisante.

Ainsi, il n'est pas du tout nécessaire que la signification extérieure soit une réalité donnée d'avance «telle qu'elle est», dans ses caractères essentiels et définitifs. (Rien, d'ailleurs, n'autorise à penser qu'une réalité soit jamais donnée de cette façon-là).

Et pourtant il nous faut accepter comme authentique la façon dont elle nous est proposée, par l'intermédiaire d'une représentation encore engagée dans la gangue d'une certaine indétermination.

Nous venons d'employer le qualificatif «authentique», à propos de la connaissance schématique; nous l'avons fait très intentionnellement. Nous voulons encore en préciser la portée.

Jusqu'à un certain point, un schéma est assimilable à un portrait. On ne s'étonnera pas d'entendre dire de certains peintres qu'il font de l'authentique, bien que recréant une réalité conforme à leur «manière». Cette comparaison fait incliner déjà la signification du mot «authentique» dans le sens que nous entendons. Elle ne va cependant pas encore assez loin. Qui dit portrait dit aussi modèle. Antérieurement à la réalité qu'il a su authentiquement rendre dans son tableau, le peintre a rencontré la réalité de son modèle; celle-ci est primaire par rapport à la réalité inscrite dans le portrait. Modèle et portrait sont ici dans un rapport qui rappelle celui (que nous disions trop simple) d'une réalité pré-donnée et de son schéma. Pour nous rapprocher de la situation que nous avons en vue, il faudrait imaginer que le portrait est le moyen même de la connaissance de la personne, que c'est par le portrait que la réalité de celle-ci nous est donnée, que c'est par l'exécution du portrait que cette réalité se constitue pour nous, qu'il n'y a pas, en un mot, de réalité qui nous soit donnée antérieurement au portrait, ou tout au plus de façon plus vague et plus indéterminée.

C'est dans cette situation que le schéma revêt son rôle le plus significatif : il n'est alors ni antérieur ni postérieur à la connaissance de la signification extérieure; il est l'un des éléments constitutifs de cette connaissance. La constitution du schéma est le moyen par lequel la réalité qu'il saisit prend pour nous sa structure. Schéma et signification extérieure ne sont alors séparables que par le jeu de deux intentions opposées : celle de nous affirmer en face des choses et celle d'affirmer les choses en face de nous.

(C'est aussi dans cette acception que l'idée de schéma prendra pour nous toute son importance, lorsque nous nous en servirons pour rapprocher à nouveau les trois aspects de la géométrie).

Dans le rôle que nous venons d'exposer, le schéma fixe et explicite ce qu'on pourrait appeler un état, un palier ou un niveau de la connaissance de sa signification extérieure. La convenance du schéma est alors le seul gage qu'on possède de l'authenticité de la connaissance qu'il exprime.

En résumé, il n'y a, tout d'abord, aucune contradiction à dire que la connaissance de telle ou telle réalité peut être à la fois primitive et provisoire : provisoire parce qu'elle sera peut-être révisée, et primitive parce qu'elle ne l'a pas encore été. Il n'y en a pas non plus à ajouter qu'elle peut être à la fois sommaire et suffisante : sommaire parce qu'elle n'épuise pas son objet et suffisante parce qu'elle convient, telle qu'elle est, aux fins qu'on s'est fixées.

La rencontre de ces quatre qualificatifs : provisoire et pourtant primitif, sommaire et pourtant suffisant, appliquée à un certain niveau de connaissance ne devrait rien avoir de surprenant, car elle ne fait que décrire la façon dont un schéma s'insère, en général, dans sa signification extérieure. L'exemple de la carte suffit d'ailleurs pour le faire comprendre. Il y a là un simple fait à constater, un fait bien visible, qui ne saurait être contesté ! Pourquoi éprouvons-nous cependant un instant de surprise en les voyant s'appliquer les quatre à la fois ? C'est que la connaissance usuelle est de prime abord engagée dans un préjugé réaliste dont on n'imagine pas que la limite soit si facile à franchir.

La réflexion sur la fonction du schéma ne fait que confirmer cette dernière observation : le rapport d'un schéma à sa signification extérieure doit souvent être pensé tout autrement que le rapport d'une image simplificatrice à un modèle préexistant.

Le moment est venu d'introduire quelques locutions nouvelles :

Par la discussion précédente, par l'emploi des expressions «état, niveau et palier», de la connaissance, et par la rencontre des quatre qualificatifs dont il vient d'être question, nous avons préparé, suggéré et plus ou moins délimité une nouvelle notion, celle d'horizon de connaissance.

Pour décrire la façon dont est donnée la signification extérieure d'un schéma, nous pourrons dire maintenant que celle-ci doit être conçue non comme une réalité en soi, mais comme un horizon de réalité, que la connaissance que nous en possédons n'est pas une saisie définitive, mais un horizon de connaissance.

Avons-nous ainsi caractérisé le rapport de la carte à la forêt et plus généralement d'un schéma à sa signification extérieure ? Pas encore entièrement. Reprenons, avec l'aide des locutions qui viennent d'être introduites, les questions que nous examinions il y a un instant. Faut-il penser que le schéma ne représente qu'une version simplifiée d'un horizon de réalité donné d'avance ? Que l'abstraction schématisante ne prend place que dans un horizon de réalité déjà constitué, déjà construit ?

Il peut arriver qu'il en soit ainsi. C'est en particulier le cas de la carte de notre fable. Mais l'idée de schéma dont nous aurons à nous servir ne comporte pas nécessairement cette exigence restrictive. Rien, nous l'avons reconnu, ne nous autorise à poser en règle qu'un schéma et l'horizon de sa signification extérieure ne puissent jamais s'édifier simultanément dans une interdépendance réciproque. Si nous voulons tenir compte objectivement des démarches dont l'esprit humain est capable, la prudence conseille d'admettre le contraire – et les confirmations ne nous manqueront pas.

La règle (et c'est en même temps le cas qui mérite l'attention) c'est que la constitution et l'interprétation d'un schéma (ou, si l'on préfère, sa conception et sa mise en œuvre) sont les moyens mêmes par lesquels un horizon de connaissance se définit.

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Mise à jour : 2009-01-02