La correspondance schématique et les trois aspects | ||||||
3.2 L'aspect théorique en tant que signification extérieureL'axiomatisation de la géométrie a pris son appui, nous venons de nous en rendre compte, dans une signification extérieure bien désignée, dans la contexture de nos notions intuitives. Cette signification extérieure est-elle la seule possible ? Par une brève allusion, nous avons déjà envisagé l'éventualité d'une pluralité de significations extérieures «parallèles». C'est l'aspect théorique que nous allons maintenant examiner sous cet angle. Qu'on ne s'attende pas à voir se dessiner ici un horizon théorique parallèle à l'horizon intuitif et complètement indépendant de celui-ci. Il ne faut pas y songer. L'espoir nous en a été enlevé par les résultats de notre examen des trois aspects fondamentaux de la connaissance géométrique. Certes, il nous a été possible (et cela bien avant l'axiomatisation) de préciser et de spécifier chacun de ces aspects par rapport aux deux autres, mais non jusqu'à leur autonomie complète. L'axiomatisation elle-même n'y parvient pas. Et pourtant, en montrant en quoi l'intention théorique se distingue et se détache de la contemplation des formes, nous avons bien dégagé un horizon de réalité différent de l'horizon intuitif, différent, mais non dissocié. L'horizon intuitif et l'horizon théorique ne sont aucunement étrangers l'un à l'autre : le second naît du premier par l'insertion du moment déductif. Il n'est pas très facile de dire en quoi les notions qui portent le même nom diffèrent, selon qu'on les engage dans l'un ou dans l'autre de ces deux horizons. En quoi la droite de l'intuition naturelle se distingue-t-elle, par exemple, de la droite qui intervient dans telle ou telle démonstration ? Il est naturellement impossible de les séparer brutalement l'une de l'autre, pour faire apparaître leur nature propre. Mais le moins qu'on puisse dire est que la droite de la théorie est gravée d'un trait plus fin et plus aigu dans notre esprit. Il y a entre elles toute la distance qui sépare une notion naturelle (d'un emploi constant et presque inconscient) d'une notion passée au rang d'instrument mental, d'un emploi consciemment observé et surveillé. L'insertion du moment déductif dans l'intuitif a fait évoluer toutes les notions intuitives vers un état de précision conceptuelle qui les rend adéquates aux distinctions tranchées (et sommaires) du raisonnement logique. Dans notre connaissance, le théorique vient doubler l'intuitif comme la forme d'une expérience sur et dans l'intuitif. Peut-être la distinction que nous cherchons à suggérer prendra-t-elle plus de relief si nous distribuons encore une fois les rôles entre robots et personnes adjointes : la structure de l'intuitif est inscrite, on s'en souvient, dans l'organisation du robot lambertien, mais l'expérience constitutive du théorique est le fait de la personne adjointe à ce robot, le fait de la personne mathématicienne. Ayant ainsi complété, grâce à nos nouveaux moyens d'expression, l'examen de l'aspect théorique, tournons-nous encore une fois vers les «réalités» de l'horizon axiomatique. Est-il juste de dire cette fois encore que le passage de l'un à l'autre est une axiomatisation schématisante ? Il faut l'avouer, cette question doit avoir quelque chose d'irritant pour le géomètre habitué à ne considérer la géométrie que sous l'angle mathématicien. «Il y a, dira-t-il, quelque chose de forcé et d'artificiel à mettre l'axiomatisé et l'intuitif directement en correspondance. Cette façon de faire ne correspond en tous cas pas au développement historique. Pour le mathématicien, qui fut le premier à parler et à se servir de la méthode axiomatique, l'axiomatisation ne fut qu'une reprise de l'aspect théorique. Ce ne fut tout d'abord qu'une mise en bon ordre du dispositif déductif. Une théorie mathématique étant à établir, il y avait avantage, pour la clarté de l'exposition, à énumérer toutes les notions et à énoncer toutes les hypothèses dont la théorie devait être déduite, et à veiller à ce que seules elles soient employées. Le purisme axiomatique n'était pas encore de rigueur. On ne s'occupait guère de savoir si les notions avaient encore ou n'avaient plus leur contenu intuitif. Je doute qu'on ait aperçu une différence de nature entre la déduction géométrique au sens ordinaire et traditionnel et la déduction axiomatisée. Celle-ci n'était guère qu'une façon plus soigneuse de disposer celle-là. Aussi ne puis-je entendre sans un grain d'irritation qu'on demande s'il y a aussi correspondance entre le plan théorique et le plan de l'axiomatisé. C'est précisément entre ces deux plans que la correspondance est la plus visible, la plus étroite, la plus fidèle. Ici, la déduction elle-même se reporte d'un plan sur l'autre. »En un mot, mieux encore que l'aspect intuitif, l'aspect théorique trouve son image éclaircie, épurée, dans l'édifice axiomatique». Le mathématicien qui parle ainsi a-t-il tort ? Non, mais il court un double risque. En ne se détachant pas suffisamment de l'aspect théorique, tel qu'il se réalise au stade pré-axiomatique, il ne mesurera pas à sa juste valeur le résultat de l'abstraction schématisante qui fait émerger l'axiomatisé de ses réalisations antérieures. Pourra-t-il s'expliquer à lui-même la création des géométries non euclidiennes sans s'être fait une idée claire de l'horizon axiomatique ? On peut en douter. Nous aurons d'ailleurs à y revenir. Le second risque est d'oublier que le théorique requiert l'intuitif, de croire que l'axiomatisation réussit à effacer toute trace de ce dernier. C'est d'ailleurs pour éviter toute possibilité de tomber dans cette seconde erreur que nous avons choisi l'intuitif comme première signification extérieure de l'horizon axiomatique. Mais peut-être l'observation que nous venons de prêter au mathématicien a-t-elle fait naître une autre hésitation. La concordance entre l'aspect théorique et l'aspect axiomatique de la géométrie n'est-elle pas trop étroite, trop réussie, pour pouvoir être considérée, elle aussi, comme une correspondance schématique ? Ne doit-il pas y avoir une distance plus grande entre un schéma et sa signification extérieure ? Cette hésitation ne se justifie pas. Il suffit, pour le voir, de remettre en présence l'une de l'autre (par exemple) les deux conceptions correspondantes de la droite. Les droites parallèles dont il est question dans l'axiome d'Euclide ne sont aucunement dépouillées, dans notre esprit, des caractères représentatifs qui confèrent au parallélisme une signification spatiale toute particulière. Elles sont encore tout autre chose que des objets de l'horizon axiomatique dont nous avons si souvent souligné la «nature dépouillée». Nous pourrions reprendre ici, l'un après l'autre, tous les caractères par lesquels l'idée de correspondance schématique s'est précisée pour nous : nous les trouverions tous réalisés. En bref : En tant que signification extérieure du schéma axiomatique, l'aspect théorique réalise avec ce dernier une correspondance encore plus étroite que l'aspect intuitif. | ||||||
| ||||||
| ||||||
|