Le schéma

1.1 La fable de la boule dans la forêt

Transportons-nous, en imagination, dans une clairière, au milieu d'une forêt irrégulièrement plantée d'arbres nombreux et plus ou moins serrés. Une grande boule s'y trouve et l'on nous a donné la tâche – admettons-le – de la rouler jusqu'à la lisière. Comment allons-nous nous y prendre ?

Nous n'avons pas cédé (pourquoi ne pas l'admettre aussi ?) à notre premier mouvement qui eût été de pousser la boule devant nous, sans délai, au premier jugé. Nous nous sommes au contraire décidés à préparer systématiquement la solution, en établissant une carte, d'ailleurs assez grossière, de la région.

Sur une feuille à dessin, un premier point B représentera la boule. Trois arbres seront ensuite choisis, au bord de la clairière, formant (très grossièrement !)Schéma de la boule dans la forêt un triangle libre d'arbres, mais à l'intérieur duquel la boule est placée. Les ayant numérotés de 1 à 3, nous porterons sur notre carte en élaboration trois points numérotés de façon correspondante et formant un triangle contenant le point B. Au voisinage du «segment de droite» limité par les arbres 1 et 3, choisissons un arbre n° 4, tel que le triangle 1, 3, 4 n'ait, lui non plus, aucun arbre à son intérieur. Opérons de la même façon à partir des segments 2, 3 et 2, 1 et ainsi de suite. De proche en proche, nous finirons par trianguler ainsi la forêt tout entière.

La carte ainsi dressée n'est cependant pas encore prête à nous servir. Pour tout arbre X, nous déterminerons les arbres Y1, Y2, Y3,... dont la distance à X est inférieure au diamètre de la boule. Sur la carte, nous joindrons le point qui correspond à l'arbre X par un trait rouge à tout point représentant un des Y. Ces traits, est-il nécessaire de le dire, signifieront que la boule ne peut pas franchir l'espace correspondant.

Cela fait, nous quitterons la forêt en emportant notre carte et nous entrerons à l'auberge voisine.

Il est clair que tout est maintenant préparé pour passer à la solution «théorique» de notre problème. La carte, étendue sur la table de l'auberge, va nous en fournir tous les éléments.

Nous couperons, par exemple, notre feuille à dessin le long de toutes les lignes rouges. Si nous en détachons ainsi un fragment contenant le point B mais ne comprenant aucun segment de la lisière, nous saurons que le problème est insoluble. Au cas contraire, ce ne sera qu'un jeu de patience de tracer au crayon une ligne partant de B et sortant de la figure triangulée sans avoir à traverser aucun trait rouge. Une telle ligne est l'image d'un chemin possible : elle fournit la solution (une solution) théorique du problème.

Pour en tirer la solution effective, il nous faudra naturellement reprendre le chemin de la forêt. Grâce à la numérotation correspondante des arbres et des points de la carte, il sera (en principe) facile de traduire la solution «théorique» en un déplacement réel de la boule qui l'amène comme nous avions à le faire, de la clairière à la lisière.

La fable est terminée [1], il reste à en tirer la moralité. Pour pouvoir le faire, il nous faut examiner quelle est la nature du rapport qui existe entre la carte et la forêt.

Une première constatation s'impose; elle est assez paradoxale et mérite qu'on y réfléchisse sérieusement : c'est que la carte est loin d'être une image fidèle de la forêt, et que pourtant elle nous rend avec une pleine efficacité les services que nous en attendons.

Il y a, de la carte à la forêt, des différences énormes. Tout arbre, par exemple, est représenté par un point, que ce soit un hêtre ou un sapin, un frêle bouleau ou un chêne noueux. La représentation cartographique ne conserve rien de la réalité sylvestre, si ce n'est une certaine structure d'ordination.

Voici, pour prendre un autre exemple, une ligne continue formée de traits rouges tracés bout à bout sur la carte. Quel effort d'imagination ne faut-il pas pour retrouver la réalité qui lui a donné naissance : un rideau d'arbres plus ou moins espacés, assez serrés tout de même pour tracer une barrière que la boule ne pourra pas franchir, etc.

À qui viendrait-il à l'esprit de prétendre qu'une représentation de ce genre fournit une image exacte et fidèle ? Et pourtant elle révèle à qui sait l'interpréter une analogie frappante entre la réalité de la forêt et son image. Certes, la correspondance qui les unit fait étrangement abstraction des apparences; elle supprime des différences qu'on aurait pu croire essentielles, elle simplifie à outrance, et pourtant elle réussit à ne rien oublier de ce qui a une signification pour notre problème.

C'est d'ailleurs en cela que sa valeur consiste.

Une correspondance de ce genre est dite «symbolique». Les «objets naturels» y sont représentés, presque sans égard à leur forme ou à leur constitution, par des signes choisis plus ou moins librement (ou par d'autres objets), leurs symboles. Dans notre carte, les arbres ont des points pour symboles. Le symbole de la boule est un point spécialement désigné. Celui du chemin réel que la boule pourra prendre est un trait au crayon.

L'ensemble de la carte, enfin, est ce qu'on appelle un schéma.

Tout à l'heure, nous insistions à plaisir sur les différences frappantes qui peuvent exister entre un schéma et la «réalité-qu'il-schématise». Mais pour en donner une juste idée, il faut insister aussi sur l'aspect complémentaire où, par delà leurs différences, c'est leur analogie qui nous apparaît. Leur concordance peut porter si loin que certains raisonnements faits sur le schéma se traduisent immédiatement en résultats valables pour la chose schématisée. C'est ainsi que le tracé d'une solution théorique sur notre carte équivaut, en fin de compte, à la découverte d'un «vrai» cheminement de la boule.

L'idée de schéma et les idées apparentées de correspondance schématique, d'image schématisée, d'abstraction schématisante, etc. vont jouer un rôle décisif à cette étape de notre étude. Aussi voulons-nous reprendre l'une après l'autre les propriétés caractéristiques du schéma, pour lesquelles l'exemple de la carte fournit, pour l'instant, une illustration suffisante.

Note

[1] La fable de la boule a paru pour la première fois, en version plus simple, dans le degré supérieur de : Gonseth et Marti, Planimétrie, Orell-Füssli, Zurich.

Merci de votre intérêt
 
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Mise à jour : 2009-03-22