Le modèle et l'analogie

Le modèle

4.1 Premier exemple : le modele et le concret

Un exemple, simple à souhait, va se prêter aux premières explications.

Voici la matière sur laquelle notre attention doit se porter : Nous supposons disposer de 2n éléments (n désignant un nombre entier quelconque) dont la nature nous soit inconnue, et reste indéterminée, exception faite de la propriété suivante qui doit être valable pour tous les éléments : entre deux quelconques de ceux-ci, il peut (mais il ne doit pas nécessairement) exister une certaine relation bien précise, mais dont la nature doit elle-même rester sans aucune importance.

On le voit, la matière ainsi mise à notre disposition est de nature assez analogue à celle des «réalités» de l'horizon axiomatique dont il a tant été question plus haut.

Deux éléments A et B seront dits voisins (l'un de l'autre) s'ils sont entre eux dans la relation dont nous venons de parler. De notre propre chef, nous posons maintenant les deux exigences suivantes que nous formulerons comme deux axiomes à satisfaire :

Axiome 1 – Chaque élément possède exactement deux voisins.

Axiome 2 – Tous les éléments sont ordonnés en une seule chaîne.

Il est vrai que nous n'avons pas encore défini ce que doit être la chaîne d'éléments dont parle le deuxième axiome. Mais on l'imagine facilement et la suite ne laissera pas de doute sur ce point. Une remarque encore : Nous avons spécifié que la nature des éléments ne doit jouer aucun rôle, réserve faite de la propriété explicitement indiquée. Nous aurions pu tout aussi bien dire, avec la même réserve, qu'ils sont de nature quelconque et ajouter qu'il doit en être de même de la liaison qu'il faut imaginer entre eux.

Et maintenant, posons-nous, à propos de ces deux axiomes, les deux questions que voici :

Nous avons énoncé ces axiomes librement : est-il certain qu'il existe des groupes d'éléments pour les satisfaire ?

Et si tel est le cas, ne pourrait-il arriver que le second axiome ne fût qu'une conséquence du premier ?

Avons-nous, pour répondre à ces deux questions, une méthode d'une certaine généralité qui ne convienne pas uniquement à notre cas, mais qui s'applique, en principe, à toutes les questions de ce genre ?

Voici ce que, dans notre cas, nous pourrions imaginer :

Cinq garçons et cinq fillettes jouent sur un pré. Les voici qui forment une ronde, chaque garçon donnant la main à deux fillettes et chaque fillette à deux garçons. En cet instant, leur groupe dessine un cercle bien régulier.

C'est le moment de distinguer, dans le spectacle qu'ils nous offrent, un modèle où les deux axiomes précédents se trouvent réalisés. Choisissons n = 5, et envisageons le groupe des dix enfants que nous avons sous les yeux comme une figuration réelle de l'un des groupes d'éléments auxquels nos axiomes pourraient s'appliquer. Convenons ensuite de réaliser la relation dont la nature restait imprécisée par la liaison réelle de se donner la main. La ronde réalise alors la chaîne fermée que le deuxième axiome postule.

Si l'on formule arbitrairement ou au hasard un certain nombre d'axiomes à satisfaire, il n'est pas sûr qu'ils puissent l'être. Il pourrait arriver que l'ensemble des exigences qu'ils formulent soit contradictoire. Si nous avions pensé que tel serait peut-être le cas pour nos deux axiomes, l'existence du modèle que nous venons d'apercevoir ne nous laisse aucun doute : il ne tient qu'à nous de faire abstraction de la nature particulière des «éléments» et de la «relation» dont nous avons pris connaissance et de constituer, à l'exemple de l'axiomatisation schématisante, un schéma sans propriétés superflues.

Mais voici, quant à notre modèle, une péripétie pleine d'intérêt : la chaîne s'est défaite, les fillettes ont fait un pas vers l'intérieur du cercle, les mains se sont alors renouées et c'est maintenant deux chaînes que nous avons sous les yeux, celle des garçons entourant celle des fillettes.

Nous nous demandions, il y a un instant, si le second axiome pouvait être une simple conséquence du premier. La réponse est claire, elle est négative. Dans le modèle modifié, nous apercevons une propriété inconciliable avec le second axiome, tandis que le premier reste valable. Le second n'est donc pas conséquence du premier...

Mais voici que la grande ronde s'est reformée. Les deux chaînes se sont réunies en une seule où garçons et fillettes alternent à nouveau régulièrement.

De notre côté, est-ce à nouveau le premier modèle que le tableau nous suggère ? Chose remarquable, le second modèle persiste dans le premier. Nommons voisins deux garçons qui donnent la main à la même fillette et voisines deux fillettes qui donnent la main au même garçon, la grande ronde se scinde alors pour nous en deux chaînes indépendantes l'une de l'autre : C'est le second modèle qui reparaît.

La même réalité peut ainsi témoigner en faveur de deux axiomes contradictoires.

Nous aurons plus tard à nous référer à l'exemple qui précède. Chacune des péripéties que nous avons notées aura son importance. Mais pour l'instant, il n'y faut voir qu'un premier essai d'élever l'idée de modèle au rang d'instrument mental efficace.

De ce qui vient d'être expliqué, une première acception se dégage nettement : fournir ou construire un modèle est une opération assez strictement inverse de celle de concevoir ou d'établir un schéma. La fonction du modèle est d'apporter à un schéma une illustration que ce dernier ne comporte pas d'avance, une signification extérieure qui en soutienne la conception.

Voulons-nous dire que l'on part d'un schéma déjà formé, déjà revêtu de son existence autonome dans son horizon propre de réalité ? Et qu'il s'agit uniquement de découvrir une signification extérieure qu'il n'admettait pas encore ? Bien entendu, ce cas n'est pas exclu, de même que n'était pas exclu, dans la constitution d'un schéma, le cas où celui-ci se dégageait simplement d'une signification extérieure déjà bien constituée dans son horizon de réalité. Dans ce cas, l'idée de modèle ne va pas plus loin que celle d'une signification extérieure supplémentaire.

Mais l'idée de modèle peut garder son efficacité sans que les choses se présentent aussi simplement. La production d'un modèle peut fort bien être l'un des moyens dont s'accompagne et se sert l'édification d'un schéma, reprenant en sens inverse le rôle du schéma que nous avons nommé constitutif. Quant à notre exemple, il n'est extrême ni dans un sens ni dans l'autre.

Le rapport entre l'horizon de réalité d'un modèle (au sens que nous venons de suggérer) et celui des «réalités» qu'il illustre n'est donc rien de plus ni de moins qu'une concordance schématique.

À ce propos, il y a un point, dans notre exemple, qui demande à être bien mis en lumière, parce qu'il a une importance de principe. Après avoir posé nos deux axiomes, nous nous étions demandé si le second ne pourrait être une conséquence du premier. Mais de quels moyens dispose-t-on pour répondre à une telle question, ajoutions-nous. Ces moyens existent : c'est la méthode dite «des modèles». Tout simple qu'il soit, notre exemple permet de s'en faire une représentation tout à fait nette :

Comment montrer que l'énoncé B n'est pas une conséquence d'un énoncé A (ou d'un groupe d'énoncés) ?

En produisant un modèle dans lequel A soit réalisé en même temps qu'un énoncé incompatible avec B. Cette méthode est d'un usage assez courant en axiomatique. Il saute aux yeux qu'elle n'est pas de la même nature que les règles de la logique déductive. Contrairement à la tendance logique habituelle, c'est par un retour au concret qu'elle apporte la décision.

Sur ce point, l'interdépendance méthodologique de l'abstrait et du concret est manifeste. La méthode des modèles sort donc clairement de la tradition rationnelle. Sa seule justification est l'existence des concordances schématiques dont nous relevons le jeu à toutes les articulations de notre connaissance spatiale. Dans une perspective «purement rationnelle», cette méthode est un corps étranger. Elle prend tout naturellement sa place dans notre perspective dialectique.

Chaque fois qu'un schéma est intervenu dans nos considérations, un modèle aurait pu nous rendre des services corrélatifs. Mais nous ne poursuivrons pas cette idée. Tout au plus remarquerons-nous (ce qui n'étonnera personne) que la géométrie expérimentale peut être envisagée comme un modèle de la géométrie théorique, l'une et l'autre étant prises au stade pré-axiomatique.

Ce qui caractérise le modèle tel que nous l'avons envisagé jusqu'ici, c'est un net retour vers un horizon de réalité extérieur ou antérieur, une volonté de réintégration dans le plus concret, un souci d'illustration au sens le plus habituel de ce dernier mot. Mais cette tendance peut s'affaiblir, et de diverses façons, sans que l'idée de modèle perde sa valeur et le modèle lui-même sa fonction. Le retour au concret peut faire place à un simple retour à du plus commun, à du plus aisément maniable, ou même seulement à du déjà connu. C'est en particulier dans ce dernier sens que l'on parlera plus tard d'un modèle euclidien du non-euclidien.

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Mise à jour : 2009-01-02