Les valaisans ont une certaine prédilection pour donner à
leurs fils les noms des saints patriarches de l'Ancien Testament : Abram,
Abraham, Isaac... Comment dire Abraham sans évoquer le père
des croyants ? L'usage de ces noms est à lui seul une prière.
Mon père, notaire de son état, aimait la littérature
de la Grèce antique, notamment les Dialogues de Platon. Sa culture lui
accordait du recul envers toutes choses, y compris le clergé. Il avait
proposé à ma mère de m'appeler Socrate, comme s'il lui
eût suggéré un nom pieux, tiré de la Bible. Elle
avait trouvé le vocable à son goût; elle l'adopta. Le curé
Joseph ne protesta guère. Il me baptisa, un dimanche de février :
«Socrate, je te baptise...».
À la maison, dans la rue, à l'école, l'on prononçait Socrate
sur les mêmes tons que Daniel ou Jacques. J'étais cependant seul
de ce nom; en outre, il n'apparaissait jamais lors des lectures de l'Histoire
sainte. Je finis par soupçonner quelque chose et m'en ouvris à
mon père. Avec son sourire ironique, il m'expliqua le plus calmement
du monde que Socrate était à la source de la philosophie grecque, qu'il
avait possédé, à un degré rare, l'art de poser les
bonnes questions. J'en fus illuminé. Il me sembla tout à coup que je ne
pourrais grandir sous ce nom en n'ayant pas en moi la qualité
socratique.
L'enthousiasme me gagna pour l'art de poser les bonnes questions. J'avais
dix ans. Socrate surgissait en mon âme et conscience. Il me
façonnait de l'intérieur, à mon insu, depuis longtemps
déjà. En effet, je questionnais à longueur de journée.
Non seulement cela fatiguait mon entourage, mais le jetait souvent dans
l'embarras. Le curé Joseph me comparait aux Sphynx; il m'affubla
de ce sobriquet. Il s'efforçait néanmoins de répondre à
mes énigmes. Je lui en étais profondément reconnaissant.
Mes copains me traitaient de Sphynx seulement lorsque nous nous disputions.
L'injure faisait long feu. Elle m'amusait au lieu de me blesser.
[Extrait]