Il était inévitable que les temps modernes ne puissent connaître le progrès
généralisé, l'invention cumulative des techniques et l'accroissement des biens
disponibles, sans avoir à en supporter les conséquences. Tant de changements au
plan des structures économiques de la société ne pouvaient se réaliser sans que
soit affecté le monde des idées, des valeurs et des modèles de comportement. On
ne change pas son mode de vie impunément et il faut considérer comme un bien
d'avoir à sacrifier l'anachronique. En s'affranchissant de la tutelle des
idéologies, en devant renoncer aux idéaux et aux valeurs héritées du XVIIIe, à
la mythologie scientiste du XIXe, notre époque a réalisé peut-être le plus
considérable de ses progrès. Mais ce progrès-là est de tous le plus difficile à
assumer. La mutation qu'il comporte exige la mise en œuvre de moyens et de
méthodes infiniment plus subtils et périlleux à appliquer que tout ce qui a été
fait jusqu'à ce jour pour élever le niveau de vie et créer plus de
bien-être.
Ce qui faisait autorité et que tout le monde ressentait comme nécessaire a
disparu pour laisser le champ libre à une mentalité pluraliste, heureusement
réfractaire au prestige des habitudes. Ce qui conférait naguère encore de
l'homogénéité à la société industrielle et laissait croire à sa marche
irréversible vers l'unité politique, se révèle maintenant insuffisant pour
maintenir ne serait-ce que l'équilibre matériel et la cohérence civique internes
de chaque pays. De fait, c'est par ses lacunes que nous apparaît la dimension
vraie de la société moderne, par ses lacunes que nous sont révélées les
exigences qu'elle doit satisfaire.
Or, sauf appartenance à l'extrême-droite ou à l'extrême-gauche, personne ne
peut prétendre résoudre les problèmes de l'autorité ou ceux de la cohérence
sociale au moyen d'une idéologie valable pour tous et acceptée par tous. Pour
cela il faudrait ou bien que tout le monde soit d'accord ou bien mettre tout le
monde d'accord. En revanche, la question se pose de savoir s'il existe un
terrain où puisse surgir une forme nouvelle d'autorité capable de se remettre
elle-même en question et de supporter d'être remise en question, où puisse
simultanément s'élaborer une relative unité, une relative convergence des
efforts et des finalités.
En d'autres termes, la diversité des opinions et des tendances propre à une
société pluraliste exclut-elle ou non la possibilité d'un dénominateur commun,
d'un minimum d'entente et d'accord sur les choses essentielles ? De quoi
importe-t-il de se préoccuper d'abord et dès maintenant pour qu'une société
pluraliste parvienne à exorciser sa propension à la dispersion des efforts, à
l'anarchie des courants d'influence et à la confusion des valeurs ? De quel
niveau faut-il partir pour ne pas tomber dans les travers du dogmatisme ou de
l'esprit d'orthodoxie ? En même temps, vers quel idéal faut-il tendre, quant
aux méthodes à mettre en œuvre, pour que cet idéal ne soit ni présomptueux ni
usurpé ?
Notre propos est ici de montrer que l'aspect méthodologique des choses
constitue ce par quoi elles peuvent être l'objet d'une confrontation à l'abri
des préjugés et de l'intolérance. Encore faut-il que cette confrontation
s'exerce dans un cadre approprié, selon des procédures ayant fait la preuve de
leur efficacité et dans une perspective débouchant directement sur la
pratique.
L'aspect méthodologique est directement lié aux données élémentaires de la
connaissance et du comportement, dans l'actualité de l'action. Il porte en fait
sur l'idée que les hommes et la société peuvent actuellement se faire de la
liberté en ce qu'elle a de plus pratique et de la vérité en ce qu'elle a de plus
universel, de plus universellement admissible. À cet égard, il convient de voir
que l'époque moderne a déjà condamné la Vérité des dogmatismes, des morales
particulières et des idéologies absolutistes. Il convient de voir aussi que la
Science et ses méthodes condamnent le faux idéal d'une vérité unique et
permanente. Il ne s'agit donc pas de courir après une idée anachronique et
désuète de la Vérité, mais bien de promouvoir une idée de la vérité telle que la
vérité soit précisément pour chaque homme ce qui rend indispensable le dialogue,
nécessaire la confrontation, profitable la diversité des opinions et des
croyances. Il s'agit en d'autres termes de défendre l'exigence de la vérité
(celle du dialogue et de l'échange) contre la possession de la Vérité (celle des
conflits, de l'intolérance et de la violence). À cette conception de la liberté
et de la vérité s'éprouvant dans et par la confrontation, s'acquérant en même
temps que la conscience de l'appartenance à la communauté, se renouvelant par
l'ouverture à l'expérience, doit correspondre la volonté de promouvoir une
certaine éthique de l'engagement, de la responsabilité et de la non-résignation.
Mais cette éthique doit être définie au niveau même où s'affrontent les énergies
créatrices, à raison de leurs antagonismes. Les objectifs à atteindre doivent
être définis en regard des exigences convenablement discernées et se réaliser
par les moyens que commande un diagnostic correct des situations à faire
évoluer. C'est alors seulement que la recherche scientifique, l'équipement
technologique et l'accroissement du bien-être seront en symbiose avec le monde
des idées, des valeurs et des modèles de comportements.
Les mêmes considérations pourraient être énoncées d'une autre façon, plus
succincte : ce qui paralyse l'Occident (l'Amérique autant que l'Europe) est
l'absence d'une relative unité. Pour y remédier, il faut d'abord trouver un
terrain où l'on puisse s'entendre sur une certaine idée de la vérité, des
contraintes et des libertés pratiques. La situation contemporaine présente des
risques de pourrissement, à force de secréter des antagonismes mortels. Pour
prévenir de tels risques, il faut créer des concentrations intellectuelles, des
faisceaux suffisamment puissants de bonne volonté. Il importe d'autant plus de
le faire que les bonnes volontés s'annulent les unes les autres tant qu'elles ne
sont pas liées en faisceaux suffisamment forts. L'homogénéité d'une société
matériellement et mentalement exposée à l'osmose des tendances et des idées, des
techniques et des échanges, dépendra de l'efficacité régulatrice, de la
cybernétique de ces faisceaux de bonne volonté, où peuvent constructivement se
confronter et progresser les pratiques et les idées.
Notre pays présente cette particularité privilégiée d'avoir l'expérience d'un
modèle pratique de la confrontation permanente et de l'accord minimum sur
l'essentiel : le fédéralisme. Mais la valeur exemplaire du fédéralisme n'est
pas uniquement historique; elle n'est pas seulement ce dont la société civile de
demain peut s'inspirer. Elle est chose à maintenir et à animer, n'ayant
d'actualité qu'à raison de sa capacité à redevenir constamment. Quant à son
rayonnement dans le monde, le fédéralisme, avec sa mentalité spécifique,
constitue le milieu favorable où devrait se déployer la recherche de «l'accord
minimum sur l'essentiel», où les méthodes de confrontation devraient être
suscitées et encouragées.
Un Institut ayant pour but l'étude et l'illustration, non pas des conquêtes
scientifiques et de leurs applications technologiques, non pas des solutions
apportées aux problèmes politiques, économiques ou sociaux, mais de la manière
dont ils s'élaborent et se réalisent, un tel institut répond exactement à
l'exigence que postule l'esprit du fédéralisme. Mais il répond aussi à la
nécessité morale où se trouve toute société moderne de recouvrer son homogénéité
et son équilibre à partir d'un consensus minimum, rassemblant les bonnes
volontés, arbitrant les antagonismes et secrétant les anticorps de la violence,
de l'inflation verbale et de l'anarchie des libertés. Car le bon usage des
forces créatrices, du langage et de la liberté passe par la juste et difficile
appréciation de leurs pouvoirs; c'est la manière dont on en use qui décide
finalement de la qualité de leurs fruits.
À l'occasion de son 80e anniversaire, le professeur F. Gonseth, le plus
grand philosophe suisse vivant, a émis le vœu que soit créé un centre d'études
méthodologiques capable de poursuivre et de prolonger son œuvre. Ceux qui
connaissent l'orientation de sa pensée scientifique et philosophique et savent
les perspectives qu'elle ouvre, comprendront d'emblée qu'il est opportun de
satisfaire ce vœu. Plusieurs grands Instituts ou Écoles européens qui ont
influencé la marche des idées et l'évolution de la Recherche sont nés d'une
semblable opportunité, où se conjuguent l'apport novateur d'une œuvre et la
volonté de plusieurs d'en tirer parti, comme instrument de travail et moyen
d'influence. En l'occurrence, F. Gonseth et son œuvre apportent un instrument
méthodologique et didactique dont l'efficacité est reconnue dans le monde
entier, cependant qu'il appartient désormais à ses compatriotes avertis de
vouloir que cet instrument acquière sa puissance d'impact et de propagation.
C'est à cette opportunité et à ces exigences du monde moderne que répond la
création d'un Institut, consacré à la recherche des voies conduisant à la
convergence, dans la diversité, des intentions et des intérêts. Disposer d'un
lieu d'accueil, pouvoir en tout temps recourir à un instrument de dialogue,
pouvoir échapper au climat des rivalités obstinées, c'est le souhait d'un grand
nombre d'hommes responsables que l'absence d'un tel lieu contraint à la solitude
et à la capitulation. Offrir aux universitaires le cadre propice aux recherches
interdisciplinaires, aux responsables de l'économie et de la politique le moyen
d'échanger leurs expériences et de confronter leurs objectifs en marge de
l'esprit partisan, offrir aux milieux les plus larges la possibilité de
s'informer à l'abri de toute propagande tendancieuse, constitue présentement une
tâche qu'il faut appeler élémentaire, lors même qu'elle est négligée.
L'Institut dont la création a été décidée sera à même de remplir cette tâche,
s'il est soutenu par un mouvement d'intérêt, par la collaboration et l'appui
financier de corporations de droit public, d'associations économiques et
culturelles, de sociétés industrielles et de personnes privées et par la
participation active de gens compétents, intellectuellement et affectivement
bien préparés à la réalisation de ses objectifs. L'incitation philosophique du
projet étant la Méthodologie de l'ouverture à l'expérience, il importe encore
d'en dire quelques mots.
La perspective méthodologique est celle où les méthodes théoriques et
pratiques, investies dans les domaines particuliers de la recherche et de
l'action, reçoivent la pleine lumière de leur sens et de leur portée. Dans
cette perspective seulement apparaissent l'en-deçà et l'au-delà des procédés et
structures rationnels de la pratique scientifique, socio-économique et
politique; là seulement ces procédés et structures peuvent faire éclater le
cadre de leur spécificité, afin de contribuer ensemble à l'instauration d'une
éthique interdisciplinaire et d'une exigence commune de vérité. Car confronter
les méthodes et les techniques, en saisir les limites et les risques, en
connaître le fond commun et les exigences communes, ne débouche pas sur
l'invention d'une doctrine unificatrice et totalitaire. C'est en revanche
inventer la relative unité, le consensus minimum, le faisceau suffisamment
puissant de bonnes volontés à partir desquels la coexistence devient créatrice,
la pluralité et la diversité, conditions non contradictoires de l'homogénéité du
tout. Et à l'encontre de tout système a priori, cette confrontation est la
chose à poursuivre le plus systématiquement, à cultiver le plus obstinément,
puisque c'est elle, par sa permanence même, qui peut le mieux répandre le goût
de se laisser informer par l'expérience d'autrui et, de là, répandre la volonté
des convergences fructueuses.
Mais c'est aussi dans la perspective méthodologique que s'impose aux
différents domaines de la pensée et de l'action l'authentique conscience de
leurs finalités. Car si la plupart de ces domaines parviennent effectivement à
réaliser leurs objectifs en affirmant leur spécificité et leur autonomie de
méthode, il n'en est aucun qui puisse à lui seul réaliser la finalité de son
existence. La prétention à l'indépendance finit même tôt ou tard par voiler ce
en vue de quoi l'autonomie et l'efficacité ont été conquises. À cet égard la
considération du juste rapport qui lie un domaine d'action à l'ensemble
organique des activités constitue la seule garantie contre l'arbitraire du
clivage et surtout contre l'arbitraire de la coupure d'avec le monde vivant des
hommes, de la société et de la culture. Quant aux problèmes relatifs à
l'autorité, dont la crise ébranle comme on sait la société contemporaine, il
importe aussi de les situer dans la perspective méthodologique, plus exactement
dans la coexistence intelligente des finalités multiples et diverses de
l'existence individuelle et de l'existence en commun. L'autorité est ce qui
apparaît lorsque les contraintes sont ressenties comme la voie nécessaire de la
liberté pratique et que la culture sociale est suffisamment homogène pour que
les transgressions y puissent être accueillies comme autant de progrès en
puissance. En cela, la confrontation se présente comme terrain de mise à
l'épreuve et comme levain des réformes honnêtement exigées.
En bref, et à quelque aspect des choses qu'on s'attache, de deux choses
l'une; ou bien on laisse se développer dans l'anarchie les forces aveugles d'un
affrontement par le défi, la violence et la répression, ou bien on décide
d'instaurer les canaux et les cadres intellectuels de la vraie contestation (qui
est le témoignage en commun), où la volonté de créer et le goût de la lutte
découvrent leurs moyens efficaces d'expression.
Juin 1971