Manifeste de l'Association Ferdinand Gonseth pour la création d'un Institut de la Méthode à Bienne

par †EdmondBertholet
Membre fondateur et premier président

Il était inévitable que les temps modernes ne puissent connaître le progrès généralisé, l'invention cumulative des techniques et l'accroissement des biens disponibles, sans avoir à en supporter les conséquences. Tant de changements au plan des structures économiques de la société ne pouvaient se réaliser sans que soit affecté le monde des idées, des valeurs et des modèles de comportement. On ne change pas son mode de vie impunément et il faut considérer comme un bien d'avoir à sacrifier l'anachronique. En s'affranchissant de la tutelle des idéologies, en devant renoncer aux idéaux et aux valeurs héritées du XVIIIe, à la mythologie scientiste du XIXe, notre époque a réalisé peut-être le plus considérable de ses progrès. Mais ce progrès-là est de tous le plus difficile à assumer. La mutation qu'il comporte exige la mise en œuvre de moyens et de méthodes infiniment plus subtils et périlleux à appliquer que tout ce qui a été fait jusqu'à ce jour pour élever le niveau de vie et créer plus de bien-être.

Ce qui faisait autorité et que tout le monde ressentait comme nécessaire a disparu pour laisser le champ libre à une mentalité pluraliste, heureusement réfractaire au prestige des habitudes. Ce qui conférait naguère encore de l'homogénéité à la société industrielle et laissait croire à sa marche irréversible vers l'unité politique, se révèle maintenant insuffisant pour maintenir ne serait-ce que l'équilibre matériel et la cohérence civique internes de chaque pays. De fait, c'est par ses lacunes que nous apparaît la dimension vraie de la société moderne, par ses lacunes que nous sont révélées les exigences qu'elle doit satisfaire.

Or, sauf appartenance à l'extrême-droite ou à l'extrême-gauche, personne ne peut prétendre résoudre les problèmes de l'autorité ou ceux de la cohérence sociale au moyen d'une idéologie valable pour tous et acceptée par tous. Pour cela il faudrait ou bien que tout le monde soit d'accord ou bien mettre tout le monde d'accord. En revanche, la question se pose de savoir s'il existe un terrain où puisse surgir une forme nouvelle d'autorité capable de se remettre elle-même en question et de supporter d'être remise en question, où puisse simultanément s'élaborer une relative unité, une relative convergence des efforts et des finalités.

En d'autres termes, la diversité des opinions et des tendances propre à une société pluraliste exclut-elle ou non la possibilité d'un dénominateur commun, d'un minimum d'entente et d'accord sur les choses essentielles ? De quoi importe-t-il de se préoccuper d'abord et dès maintenant pour qu'une société pluraliste parvienne à exorciser sa propension à la dispersion des efforts, à l'anarchie des courants d'influence et à la confusion des valeurs ? De quel niveau faut-il partir pour ne pas tomber dans les travers du dogmatisme ou de l'esprit d'orthodoxie ? En même temps, vers quel idéal faut-il tendre, quant aux méthodes à mettre en œuvre, pour que cet idéal ne soit ni présomptueux ni usurpé ?

Notre propos est ici de montrer que l'aspect méthodologique des choses constitue ce par quoi elles peuvent être l'objet d'une confrontation à l'abri des préjugés et de l'intolérance. Encore faut-il que cette confrontation s'exerce dans un cadre approprié, selon des procédures ayant fait la preuve de leur efficacité et dans une perspective débouchant directement sur la pratique.

L'aspect méthodologique est directement lié aux données élémentaires de la connaissance et du comportement, dans l'actualité de l'action. Il porte en fait sur l'idée que les hommes et la société peuvent actuellement se faire de la liberté en ce qu'elle a de plus pratique et de la vérité en ce qu'elle a de plus universel, de plus universellement admissible. À cet égard, il convient de voir que l'époque moderne a déjà condamné la Vérité des dogmatismes, des morales particulières et des idéologies absolutistes. Il convient de voir aussi que la Science et ses méthodes condamnent le faux idéal d'une vérité unique et permanente. Il ne s'agit donc pas de courir après une idée anachronique et désuète de la Vérité, mais bien de promouvoir une idée de la vérité telle que la vérité soit précisément pour chaque homme ce qui rend indispensable le dialogue, nécessaire la confrontation, profitable la diversité des opinions et des croyances. Il s'agit en d'autres termes de défendre l'exigence de la vérité (celle du dialogue et de l'échange) contre la possession de la Vérité (celle des conflits, de l'intolérance et de la violence). À cette conception de la liberté et de la vérité s'éprouvant dans et par la confrontation, s'acquérant en même temps que la conscience de l'appartenance à la communauté, se renouvelant par l'ouverture à l'expérience, doit correspondre la volonté de promouvoir une certaine éthique de l'engagement, de la responsabilité et de la non-résignation. Mais cette éthique doit être définie au niveau même où s'affrontent les énergies créatrices, à raison de leurs antagonismes. Les objectifs à atteindre doivent être définis en regard des exigences convenablement discernées et se réaliser par les moyens que commande un diagnostic correct des situations à faire évoluer. C'est alors seulement que la recherche scientifique, l'équipement technologique et l'accroissement du bien-être seront en symbiose avec le monde des idées, des valeurs et des modèles de comportements.

Les mêmes considérations pourraient être énoncées d'une autre façon, plus succincte : ce qui paralyse l'Occident (l'Amérique autant que l'Europe) est l'absence d'une relative unité. Pour y remédier, il faut d'abord trouver un terrain où l'on puisse s'entendre sur une certaine idée de la vérité, des contraintes et des libertés pratiques. La situation contemporaine présente des risques de pourrissement, à force de secréter des antagonismes mortels. Pour prévenir de tels risques, il faut créer des concentrations intellectuelles, des faisceaux suffisamment puissants de bonne volonté. Il importe d'autant plus de le faire que les bonnes volontés s'annulent les unes les autres tant qu'elles ne sont pas liées en faisceaux suffisamment forts. L'homogénéité d'une société matériellement et mentalement exposée à l'osmose des tendances et des idées, des techniques et des échanges, dépendra de l'efficacité régulatrice, de la cybernétique de ces faisceaux de bonne volonté, où peuvent constructivement se confronter et progresser les pratiques et les idées.

Notre pays présente cette particularité privilégiée d'avoir l'expérience d'un modèle pratique de la confrontation permanente et de l'accord minimum sur l'essentiel : le fédéralisme. Mais la valeur exemplaire du fédéralisme n'est pas uniquement historique; elle n'est pas seulement ce dont la société civile de demain peut s'inspirer. Elle est chose à maintenir et à animer, n'ayant d'actualité qu'à raison de sa capacité à redevenir constamment. Quant à son rayonnement dans le monde, le fédéralisme, avec sa mentalité spécifique, constitue le milieu favorable où devrait se déployer la recherche de «l'accord minimum sur l'essentiel», où les méthodes de confrontation devraient être suscitées et encouragées.

Un Institut ayant pour but l'étude et l'illustration, non pas des conquêtes scientifiques et de leurs applications technologiques, non pas des solutions apportées aux problèmes politiques, économiques ou sociaux, mais de la manière dont ils s'élaborent et se réalisent, un tel institut répond exactement à l'exigence que postule l'esprit du fédéralisme. Mais il répond aussi à la nécessité morale où se trouve toute société moderne de recouvrer son homogénéité et son équilibre à partir d'un consensus minimum, rassemblant les bonnes volontés, arbitrant les antagonismes et secrétant les anticorps de la violence, de l'inflation verbale et de l'anarchie des libertés. Car le bon usage des forces créatrices, du langage et de la liberté passe par la juste et difficile appréciation de leurs pouvoirs; c'est la manière dont on en use qui décide finalement de la qualité de leurs fruits.

À l'occasion de son 80e anniversaire, le professeur F. Gonseth, le plus grand philosophe suisse vivant, a émis le vœu que soit créé un centre d'études méthodologiques capable de poursuivre et de prolonger son œuvre. Ceux qui connaissent l'orientation de sa pensée scientifique et philosophique et savent les perspectives qu'elle ouvre, comprendront d'emblée qu'il est opportun de satisfaire ce vœu. Plusieurs grands Instituts ou Écoles européens qui ont influencé la marche des idées et l'évolution de la Recherche sont nés d'une semblable opportunité, où se conjuguent l'apport novateur d'une œuvre et la volonté de plusieurs d'en tirer parti, comme instrument de travail et moyen d'influence. En l'occurrence, F. Gonseth et son œuvre apportent un instrument méthodologique et didactique dont l'efficacité est reconnue dans le monde entier, cependant qu'il appartient désormais à ses compatriotes avertis de vouloir que cet instrument acquière sa puissance d'impact et de propagation.

C'est à cette opportunité et à ces exigences du monde moderne que répond la création d'un Institut, consacré à la recherche des voies conduisant à la convergence, dans la diversité, des intentions et des intérêts. Disposer d'un lieu d'accueil, pouvoir en tout temps recourir à un instrument de dialogue, pouvoir échapper au climat des rivalités obstinées, c'est le souhait d'un grand nombre d'hommes responsables que l'absence d'un tel lieu contraint à la solitude et à la capitulation. Offrir aux universitaires le cadre propice aux recherches interdisciplinaires, aux responsables de l'économie et de la politique le moyen d'échanger leurs expériences et de confronter leurs objectifs en marge de l'esprit partisan, offrir aux milieux les plus larges la possibilité de s'informer à l'abri de toute propagande tendancieuse, constitue présentement une tâche qu'il faut appeler élémentaire, lors même qu'elle est négligée. L'Institut dont la création a été décidée sera à même de remplir cette tâche, s'il est soutenu par un mouvement d'intérêt, par la collaboration et l'appui financier de corporations de droit public, d'associations économiques et culturelles, de sociétés industrielles et de personnes privées et par la participation active de gens compétents, intellectuellement et affectivement bien préparés à la réalisation de ses objectifs. L'incitation philosophique du projet étant la Méthodologie de l'ouverture à l'expérience, il importe encore d'en dire quelques mots.

La perspective méthodologique est celle où les méthodes théoriques et pratiques, investies dans les domaines particuliers de la recherche et de l'action, reçoivent la pleine lumière de leur sens et de leur portée. Dans cette perspective seulement apparaissent l'en-deçà et l'au-delà des procédés et structures rationnels de la pratique scientifique, socio-économique et politique; là seulement ces procédés et structures peuvent faire éclater le cadre de leur spécificité, afin de contribuer ensemble à l'instauration d'une éthique interdisciplinaire et d'une exigence commune de vérité. Car confronter les méthodes et les techniques, en saisir les limites et les risques, en connaître le fond commun et les exigences communes, ne débouche pas sur l'invention d'une doctrine unificatrice et totalitaire. C'est en revanche inventer la relative unité, le consensus minimum, le faisceau suffisamment puissant de bonnes volontés à partir desquels la coexistence devient créatrice, la pluralité et la diversité, conditions non contradictoires de l'homogénéité du tout. Et à l'encontre de tout système a priori, cette confrontation est la chose à poursuivre le plus systématiquement, à cultiver le plus obstinément, puisque c'est elle, par sa permanence même, qui peut le mieux répandre le goût de se laisser informer par l'expérience d'autrui et, de là, répandre la volonté des convergences fructueuses.

Mais c'est aussi dans la perspective méthodologique que s'impose aux différents domaines de la pensée et de l'action l'authentique conscience de leurs finalités. Car si la plupart de ces domaines parviennent effectivement à réaliser leurs objectifs en affirmant leur spécificité et leur autonomie de méthode, il n'en est aucun qui puisse à lui seul réaliser la finalité de son existence. La prétention à l'indépendance finit même tôt ou tard par voiler ce en vue de quoi l'autonomie et l'efficacité ont été conquises. À cet égard la considération du juste rapport qui lie un domaine d'action à l'ensemble organique des activités constitue la seule garantie contre l'arbitraire du clivage et surtout contre l'arbitraire de la coupure d'avec le monde vivant des hommes, de la société et de la culture. Quant aux problèmes relatifs à l'autorité, dont la crise ébranle comme on sait la société contemporaine, il importe aussi de les situer dans la perspective méthodologique, plus exactement dans la coexistence intelligente des finalités multiples et diverses de l'existence individuelle et de l'existence en commun. L'autorité est ce qui apparaît lorsque les contraintes sont ressenties comme la voie nécessaire de la liberté pratique et que la culture sociale est suffisamment homogène pour que les transgressions y puissent être accueillies comme autant de progrès en puissance. En cela, la confrontation se présente comme terrain de mise à l'épreuve et comme levain des réformes honnêtement exigées.

En bref, et à quelque aspect des choses qu'on s'attache, de deux choses l'une; ou bien on laisse se développer dans l'anarchie les forces aveugles d'un affrontement par le défi, la violence et la répression, ou bien on décide d'instaurer les canaux et les cadres intellectuels de la vraie contestation (qui est le témoignage en commun), où la volonté de créer et le goût de la lutte découvrent leurs moyens efficaces d'expression.

Juin 1971

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Mise à jour : 2009-01-02