La loi du dialogue par †Ferdinand Gonseth | ||||||||
Le dialogue commence par la rencontre de l'autre, c'est-à-dire d'un homme qui ne pense pas comme moi. Qu'y a-t-il là d'étonnant ou d'émouvant ? Ne m'arrive-t-il pas chaque jour de rencontrer un homme qui ne marche pas comme moi, qui n'ait pas la même stature que moi, qui ait les yeux gris ou bleus (j'ai moi les yeux vert-brun), un homme qui regarde ailleurs que moi, un homme qui n'ait pas même l'air de me voir ?... Il n'y a là rien qui me trouble, rien qui me touche. L'étonnant et l'émouvant, ne serait-ce pas, au contraire, de rencontrer un autre homme dont les sentiments fussent accordés à mes sentiments et dont la pensée répondît à la mienne ? La rencontre d'une pensée étrangère est un événement banal, le heurt d'une pensée contraire, un incident sans importance, l'un de mille hasards sans portée. – Pourquoi dis-je que le dialogue commence par la rencontre de l'autre ? Je ne chercherai pas le dialogue si j'accepte sans une impatience secrète et lancinante que l'autre me reste étranger. Quel besoin en aurais-je si je pouvais me dire avec tranquillité : «Voici deux hommes qui ne s'entendent pas, la belle affaire ! N'ont-ils pas le droit, tous les deux, de penser chacun pour son compte, de penser comme bon leur semble, même s'ils se trompent ? N'ont-ils pas le droit de se tromper, s'ils laissent tout autre également libre de se tromper ? D'où me viendrait à moi, qui n'ai que les droits qui sont aussi les siens, l'autorité de le lui défendre ? Je ne chercherai pas le dialogue si je pose toutes opinions égales dans l'indéter- mination d'une tolérance absolue. Je n'ai plus à apprendre quelle peut être, sur la moindre chose et sur la plus fondamentale, l'inépuisable multiplicité des points de vue. S'il ne devait s'agir que d'en connaître un de plus pour l'ajouter à tant d'autres, ma curiosité serait d'avance lasse. Je ne me sens plus le goût de les épingler tous, l'un à côté, au-dessus et au-dessous de l'autre, pour m'amuser de mes étonnements, de mes étonnements répétés dont aucun ne me conduit plus à rien, de mes étonnements usés par leur répétition. «À chacun sa vérité», c'est une profonde vérité pour un monde d'aliénés. Je ne veux pas que ce soit ma vérité. Si pauvre et misérable que soit le monde des hommes, il vaut mieux qu'une aussi pauvre et misérable vérité. Je ne crois certes pas à une vérité toute faite qui devrait être uniformément et exhaustivement la même pour tous. Mais je ne crois pas non plus à une vérité sans corps qui n'aurait que des facettes, à une vérité sans lien qui n'aurait que des parties, à une vérité somme de tout le possible. dans laquelle toutes les oppositions seraient d'avance réconciliées, à la constitution de laquelle toutes les singularités, toutes les anomalies et toutes les absurdités seraient nécessaires. Descartes disait : «... voyant qu'elle (la philosophie) a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse...", mais ce n'était pas pour donner raison à tout le monde. En un mot, si la rencontre de l'autre ne devait être que la rencontre d'un autre, je ne sais pas pourquoi le dialogue commencerait. Est-ce que je manque de respect pour l'ordre intime et nécessairement singulier dont la pensée de tout autre est l'expression ? Quelqu'un me disait : «Je ne conçois pas le dialogue comme vous. Pourquoi faut-il qu'il soit plus qu'un cadre qui offre à chacun des participants l'occasion d'expliquer et de développer son propre point de vue ? La pensée de l'autre, des autres, est un aiguillon pour chacun, un aiguillon qui le pousse plus loin dans son propre sillon. L'alternance du discours agit comme un stimulant général, les idées s'évoquent, s'appellent les unes les autres. Chacun s'enrichit de son propre fonds, parce qu'il veut être aussi riche que tous les autres. Il découvre en lui l'équivalent de tout ce qu'il découvre chez autrui». – «Mais supposez, répondis-je, qu'un dialogue de ce genre ait lieu devant un auditeur qui entende tout et ne dit rien. Devra-t-il enregistrer toutes les opinions émises sans chercher à en faire une synthèse, sans les peser l'une par rapport à l'autre, sans les corriger, sans les compléter l'une par l'autre ?». Je pense que c'est dans l'esprit de cet auditeur que s'établirait le vrai dialogue. Pour que j'accepte de m'engager dans le dialogue, il faut qu'on me concède la liberté de me retrouver dans l'autre, et que l'autre éprouve le désir de se retrouver en moi. Imaginez avoir là, devant vous, un être qui sente et qui pense, mais dont les pensées n'aient rien de commun avec les vôtres et dont les sentiments vous soient totalement étrangers. N'éprouverez-vous pas, en face de lui, un malaise allant jusqu'à l'inquiétude, et même jusqu'à l'effroi ? Si je dois m'unir à un être par les liens de la parole alternée, il faut que je puisse croire qu'il est mon semblable. Il faut que je puisse croire que les mots que je dis sont des mots qu'il comprend. Il faut que les mots auxquels je me confie soient des mots auxquels il se fie. Il ne faut pas j'aie la liberté de le laisser libre d'être tout ce qu'il voudra. Il ne faut pas que ce qu'il pense me soit plus respectable que ce que je pense, parce que c'est lui qui le pense. Le dialogue dans lequel personne ne veut convaincre n'est qu'un simulacre. Pourquoi faut-il que les hommes, même ceux qui habitent les mêmes lieux, aient tant de peine à engendrer des pensées de la même nature et du même contenu ? Deux hommes regardent le même soleil, mais il n'est pas le même pour les deux, pour l'un c'est un dieu et pour l'autre ce n'est qu'un astre. Est-il nécessaire, est-il bon qu'ils se mettent à décrire l'un pour l'autre le contour de leur conviction ? A quoi cela peut-il les mener ? Que pourront-ils y gagner tous les deux, s'ils tiennent l'un et l'autre bien plus à leurs idées qu'à la justesse de leurs idées ? Le dialogue ne prend son sens que pour celui qui se pose le problème de la pensée juste. Si toutes les vérités se valent, il n'y a aucun profit à les faire se rencontrer. Leur ensemble ne sera jamais qu'un chaos. Mettez la politesse la plus exquise à les comparer, si le tumulte n'éclate pas dans les mots, dans les voix, il est silencieuse- ment, dangereusement dans les idées. Mais le dialogue commence véritablement par la rencontre de l'autre pour celui qui distingue derrière l'affrontement des positions adverses le problème de la justesse de sa propre pensée autant que de celle des autres. Se laissera-t-il longuement arrêter par le fait, devant le fait que chaque homme est plongé dans l'univers de ses pensées comme dans un monde qui lui serait propre, et dont il aurait à sauvegarder l'intégrité ? Ce fait est l'une des données de son problème. Il ne peut pas l'ignorer. Il sait que c'est de là qu'il doit partir, car il sait désormais que sa propre pensée n'est qu'une pensée parmi tant d'autres. L'irrémédiable faiblesse qui le frappe dans les pensées qui viennent à lui, comment pourrait-il ne pas craindre d'en donner aussi le témoignage ? Voici donc deux hommes, cent hommes qui ne s'entendent pas. Le problème n'est pas d'en obtenir l'aveu sans lendemain et c'est tout aussi peu d'amener sur toutes les lèvres la déclaration menteuse ou sincère que tous vont désormais s'entendre parce qu'ils en auront désormais l'intention. Quelqu'un peut-il encore croire qu'une telle déclaration suffise ? Il faut partir de ce qui est, du fait même qu'on ne s'entend pas. Il faut faire servir le désaccord à la progression des uns et des autres vers une pensée plus juste. Nous disons bien vers une pensée plus juste et non pas seulement vers une tolérance universelle plus ou moins éclairée. Il est une façon d'accueillir avec un ironique détachement toute la variété des opinions possibles qui équivaut à un pur scepticisme. Pour prendre tout en considération, c'est ne rien prendre au sérieux. Mais il est une autre façon de tout dévaloriser : c'est d'attendre, pour distinguer entre les positions occupées, de pouvoir en juger d'un point de vue complètement assuré. Autant espérer l'instant où, sur toutes les mers du globe, les eaux ne feront plus un seul pli. Pour ceux dont le courage et l'espoir ne sont ni trop bas ni trop haut, les choses se présentent sous un aspect tout à fait différent. Ils acceptent la situation telle qu'elle est non pas simplement comme une situation inévitable, mais comme une situation initiale. Cette situation, ils le comprennent, est la seule qui soit offerte à leur effort. Le loisir ne leur sera pas donné d'en désirer ou d'en attendre une autre. S'il la renie, c'est l'engagement dans le temps qui leur est dévolu qu'ils renient. La situation initiale est celle à partir de laquelle, en fonction de laquelle et par le moyen de laquelle la recherche d'une justesse commune doit être tentée, si l'on ne renonce pas à ce qu'elle le soit. Le dialogue s'impose ainsi comme la forme même de cette recherche. Mais l'entrée dans le dialogue peut-elle se faire sans satisfaire à certaines exigences préalables ? Le dialogue n'a-t-il pas ses règles, sa loi, faute desquelles il ne resterait qu'un vain exercice ? La première des exigences est celle du sérieux de l'engagement réciproque. Si les partenaires se tiennent l'un devant l'autre comme des augures qui ne peuvent pas se regarder sans rire, à quoi pourrait-il servir qu'ils se disputent ? Qu'ils échangent des mots ou qu'ils n'en échangent pas, l'événement n'a de valeur pour personne. La seconde des exigences, qui ne va pas sans la première, est la sincérité. Si je feins d'épouser telles intentions et de défendre telles opinions, il se pourra que la réaction de mes partenaires m'apprennent qu'ils approuvent ou réprouvent ces intentions, qu'ils acceptent ou repoussent ces opinions. Si mes partenaires sont sincères, je prends d'eux une connaissance dont je pourrai me servir pour eux ou contre eux. Dans les deux cas, je prends sur eux un avantage arbitraire que rien ne légitime, si ce n'est ma seule volonté. Un dialogue de ce genre n'est qu'un piège que je tends. Et si tous les participants n'ont que feinte les uns pour les autres, autant tirer au sort les questions et les réponses. La troisième des exigences est l'intolérance, une certaine intolérance systématique sur le plan du dialogue qui n'exclut pas, d'ailleurs, la plus large tolérance pratique. Voici ce que j'en disais dans l'introduction du dialogue paru sous le titre : Déterminisme et libre arbitre. «De la réflexion solitaire à l'exposé du conférencier et à la disputation, il y a cent manières d'étudier un problème. Chacune a ses mérites, chacune a ses défauts. Chacune a ses règles propres. Dans l'ordre de la connaissance et de la recherche, chacune représente un genre, comparable à un genre littéraire. La conférence ex cathedra ou la discussion sont des genres, comme le sont l'épopée et le roman. Quel est celui que nous allons pratiquer dans ces entretiens ? »C'est certainement un genre un animiste. Il ne manquera pas, si nous le pratiquons avec assez de soin, d'imprimer une orientation commune à nos diverses pensées... Mais quelle sera la longueur du chemin que nous allons parcourir en commun ? C'est une question que tous se posent; les uns avec scepticisme, les autres avec espoir. Ce chemin dépendra, pour une grande part, des multiples inspirations qui soutiendront notre effort. Il tiendra également au caractère du genre que nous déciderons de pratiquer. Il ne suffit pas de dire : unanimiste, car il y a aussi une unanimité du désordre. »La discussion qui va suivre ne sera pas une joute de l'esprit dans laquelle chacun cherche à faire triompher ses propres couleurs. D'un tel combat, où les opinions ne sont confrontées qu'en vue d'une victoire dialectique, tous reviennent appauvris. Nous avons en vue un autre combat, dont chacun se retire enrichi. »Le genre que nous avons décidé de pratiquer n'est pas la dispute de tous contre tous, c'est la discussion de chacun contre tous. Autant qu'un autre, plus qu'un autre, ce genre a ses exigences. Dirons-nous que celles-ci nous font de la tolérance envers toute opinion, une règle intangible ? Ce serait dire à la fois, trop et trop peu. Trop peu, car non seulement nous admettrons, nous subirons, nous souffrirons la contradiction, mais nous l'accueillerons, nous la provoquerons, comme un des moyens de notre recherche. En engageant notre façon de voir dans la mêlée, nous ne nous contenterons pas de regarder comme inévitable qu'elle soit heurtée, contestée et combattue par d'autres opinions; nous estimerons que la confrontation de points de vue opposés est la condition même de notre progrès. Non seulement nous entrerons dans la lice en pensant : que vais-je dire et que vais-je répondre ? mais en nous demandant avec sincérité : que vais-je entendre, que vais-je compren- dre ? Ce serait cependant aller trop loin que de présenter la tolérance à l'égard des idées qui ne sont pas les nôtres comme une vertu dernière. Elle n'est que l'envers d'une exigence plus impérieuse qui fait de l'intolérance une vertu fondamentale. Nous rechercherons la contradiction non pour la tolérer, mais pour la dépasser. Nous provoquerons les oppositions en apparence inconciliables dans l'espoir de nous hausser au niveau où elles se concilient. Nous accueillerons la dissonance dans l'attente de l'accord où elle se fondra. »Toute confrontation générale de points de vue court le danger d'aboutir au tumulte et au chaos. Même si le tumulte est contenu par un ordre apparent, le danger d'un chaos invisible et silencieux des idées demeure. Comment y échapper ? En nous appliquant à n'évoquer les contradictoires, les inconciliables et les incompatibles que pour en faire des repères sur le chemin d'un nouvel arbitrage...». Les lignes qui précèdent m'attirèrent les plus vives critiques de mon ami Rolin Wavre. Il blâmait sévèrement l'intransigeance dont elles apportaient le témoignage. Je lui répondis que l'intolérance dont il s'agit ici ne vise pas les personnes, qu'elle ne se rapporte qu'au dialogue, pour autant que celui-ci doit être envisagé comme une méthode de travail, comme une forme de la recherche. Ces critiques me revinrent souvent à l'esprit et, depuis lors, il m'est souvent arrivé d'y réfléchir. Mon sentiment, sur ce point, n'a cependant pas sensiblement varié. Pour que le dialogue ne s'enlise pas dans les contradictions ou pour qu'il ne dégénère pas en une interminable controverse, il faut, me semble-t-il, qu'il soit bandé par le refus intransigeant des fausses positions dans lesquelles il doit être interdit de s'installer. J'irai même plus loin. Pour que le dialogue, en tant qu'expérience collective, puisse briser et surmonter les contradictions dont il part, il faut que l'intensité en reste soutenue par une véritable intolérance mutuelle, non pas par une intolérance aveugle et chargée d'affectivité, mais par une intolérance méthodique. Ce que j'apporte à l'expérience collective, c'est ma propre pensée, dans ce qu'elle a de plus affirmée et de plus personnelle. Mon rôle est de la faire voir, c'est de la donner avec une insistance qui soit à la mesure même de ma conviction. La force même avec laquelle je la soutiendrai, avec laquelle je serai capable de la soutenir, sera constituante de l'expérience que les autres feront à mon contact. Et la résistance qui me sera opposée sera constituante de l'expérience que je ferai moi-même. Si je cède par civilité ou que l'on me cède par bonté, c'est mettre fin à l'expérience avant d'en avoir reconnu la portée. Ce n'est qu'en s'appuyant sur la résistance qu'elles s'offrent mutuellement que deux pensées contraires peuvent dégager les condition d'un accord qui les dépasse toutes les deux, qui les intègre l'une et l'autre. Telle me paraît devoir être la rude discipline du dialogue qui entend faire des diversités initiales le moyen d'une communauté de travail et d'action. C'est dans ce sentiment que je répondais à M. E. Grassi qui défendait une conception de la discussion qu'une «sagesse gaie et civile» dominerait. «Je ne conçois pas la discussion – vous le remarquez très justement – comme un simple échange de vues qu'une attention amicale soutient ou qu'une présence adverse aiguillonne. J'y vois, plutôt qu'une alternance de monologues, un vrai dialogue avec toutes ses péripéties, tous ses risques... ses échecs éventuels, mais aussi ses réussites imprévues. La discussion ne prend pour moi tout son sens qu'à partir de positions plus ou moins antagonistes : c'est alors un combat qui n'est qu'en apparence un combat de l'un contre l'autre, dont la signification même est d'être un combat de l'un pour l'autre puisque, presque toujours, il prépare une vérité qui dépasse l'un et l'autre. Je crois y distinguer le moyen d'une âpre ascension, à deux ou à plusieurs. La sagesse voudrait que l'on se contentât de l'occasion de dresser deux points de vue l'un en face de l'autre. Mais la recherche sincère de la vérité ne me semble pas s'accommoder d'une aussi «civile solution». La quatrième exigence du dialogue est l'ouverture, l'ouverture à l'expérience que le dialogue représente. Elle est la modératrice de l'intolérance, elle lui donne son sens. Sans elle, l'intolérance méthodique dégénère en étroitesse absurde et stérile. Derrière la conviction même avec laquelle ma pensée se présente et se défend, il doit y avoir la crainte de l'erreur, de mon erreur. Au plus fort de mon intransigean- ce, il faut que je m'ouvre déjà en secret à l'imprévu qui me dépassera. En même temps que je maintiens entière ma volonté de rester fidèle à ce que je suis, de ne confier à personne d'autre la responsabilité de l'engagement qui est le mien, la loi du dialogue exige de moi que je sois prêt à réviser la forme de ma fidélité et les formes de mon engagement. Le dialogue part du divers, du multiple, de l'incoordon- né, mais ce n'est pas pour se complaire dans le respect de toutes les sincérités : il entend faire surgir une sincérité accordée, une sincérité unanime, sinon uniforme. Dans sa vigilance à ne pas être inférieure à ce qu'elle peut être, à ce qu'elle est profondément, chaque conscience doit être tendue vers ce qu'elle n'est pas encore, dans l'attente d'une participation dont elle est encore exclue : le dialogue ne sera pas ce qu'il peut être, ce qu'il doit être, si les consciences isolées sont incapables de s'intégrer dans une conscience une et complexe comme un organisme, dans la Conscience du Dialogue. Tout ce qui vient d'être dit du dialogue serait vain, s'il n'y avait aussi le miracle de sa réalité. Quel est ce mystère : pourquoi la lumière peut-elle jaillir du choc des idées ? Comment peut-il se faire que le «combat de tous contre tous» puisse parfois (et même souvent) porter plus loin que les longues réflexions solitaires ? Chacun vient verser ses inévitables erreurs au fonds commun de la discussion : comment expliquer qu'elles ne s'ajoutent pas les unes aux autres ? Certes, l'œuvre de pensée ne se fait pas dans le bruit et l'agitation. Elle exige le repli du penseur sur lui-même, souvent, sinon toujours. Mais suffit-il de penser dans un silence vigilant, dans un recueillement attentif et tendu pour penser juste ? La méditation solitaire et prolongée est-elle une garantie sûre de la vérité des édifices mentaux qu'elle distingue et qu'elle élève ? S'il suffisait, pour qu'une idée soit juste, qu'elle ait été longuement et patiemment mûrie au sein d'une conscience d'homme, pourquoi toute démarche efficace de la pensée devrait-elle être payée de tant d'erreurs ? En réalité, tout esprit qui s'isole s'expose. En refusant de se mesurer aux suggestions qui lui viendraient de l'extérieur, il se livre à certains périls qui lui viennent de lui-même. Comment éviter les dangers multiformes de l'erreur ? Comment les éviter à coup sûr ? La sécurité absolue nous a-t-elle jamais été promise? Lorsqu'il m'arrive de songer à ces questions, c'est toujours le Terrier de Kafka qui me revient en mémoire. Tellement il me paraît évoquer la sourde aliénation de celui qui s'enferme en son for intérieur comme dans une forteresse, que j'imagine parfois que c'est dans cette intention qu'il fut écrit : La Bête (une bête qui sent et pense comme un homme) s'est construit un terrier sans défaut. Aucun des dangers extérieurs ne peut l'y venir chercher. Elle a multiplié les défenses, fouillant des pièges et effaçant ses traces. Elle a doublé et triplé ses refuges, entassé des provisions... Au moment même où elle s'abandonne au sentiment de son entière sécurité, l'alarme renaît d'un bruit léger qui ne devrait pas être. Le bruit et l'alarme croissent de jour en jour jusqu'à la minute où la Bête succombera sous les griffes d'une autre Bête fouisseuse. L'homme (j'en ai l'intime sentiment) n'est pas un être clair, un être de lumière qui sache marcher, seul et sans appui, vers ses propres vérités. S'il les cherche dans ses propres profondeurs, en oubliant (en voulant oublier) qu'il est partie d'un monde qui n'est pas tout en lui, ce qu'il y trouve est en plus un amalgame de passion, de sève et de vérité que la trame d'une connaissance essentielle et universelle. L 'homme qui se retire dans sa propre pensée est souvent un homme qui rêve, qui rêve une vérité absolue ou une réalité dernière. Sans qu'il s'en aperçoive, son imagination entre dans le sillon tracé par un effort commun et le prolonge en croyant obéir à de strictes nécessités. Mais viennent l'épreuve des faits ou la confrontation du dialogue, ces apparences de nécessité se révèlent factices ou fallacieuses. «On pense comme on se heurte», disait Paul Valéry. Une pensée qui s'envole est souvent une pensée qui s'évade. Le souci de l'authentique, du juste est certes un guide sûr, mais c'est un guide qui vous lie par une pesante chaîne. «Malheur à celui qui est seul» est-il écrit. Ne faut-il pas le dire surtout, le dire doublement de celui qui reste seul à penser ce qu'il pense ? Celui qui s'aventure seul pourra-t-il éviter de se perdre ? Il peut cependant arriver qu'un seul ait raison contre tous les autres. S'il le sait jusqu'à l'affirmer, n'est-ce pas qu'il en a dû faire l'épreuve, qu'il a donc dû subir le heurt des faits et des pensées qu'on lui oppose ? Dans le domaine de la pensée c'est plutôt : «Malheur à qui s'isole» qu'il faudrait dire. Une pensée qui se suffit à elle-même est une pensée promise à l'errement. Mais n'existe-t-il pas un chemin de pure rationalité et de pure nécessité qu'une pensée suffisamment attentive peut suivre sans avoir à craindre de s'en écarter ? Un chemin, tout le long duquel des critères indubitables dispenseraient du conseil et du contrôle des autres ? La déduction mathématique n'en fournit-elle pas l'exemple ? Les mathématiques, la géométrie rationnelle en particulier, ont placé au bout de toutes les avenues de la connaissance l'idéal fascinant d'une dialectique s'avançant d'une démarche nécessaire, d'une démarche qui ne connaît pas le faux pas. Idéal doublement, et même triplement trompeur. Car lorsqu'elle imagine du nouveau (ce qu'elle fait sans cesse et sans relâche) la pensée mathématique ne va pas, elle non plus, d'un élan irrésistible et infaillible à sa vérité. Elle aussi, elle se heurte, se reprend, se corrige. Autant (si ce n'est plus) que par des règles données d'avance, les mathématiques fondent leur assurance sur les innombrables recoupements d'une pensée qui croise et recroise constamment ses propres traces – et sur le dialogue des mathématiciens. Que seraient les mathématiques sans ce dialogue ? Il est certes impossible de se le représenter. – Celui qui, d'autre part, entreprend de philosopher sur les mathématiques ne bénéficie d'aucun des privilèges dont les mathématiques elles-mêmes ont su se saisir, si ce n'est de devoir en tenir compte. – Et, d'ailleurs, l'aspect mathématique n'est en général pas le seul aspect des questions sur lesquelles il importerait que nous réfléchissions. Si l'on veut bien regarder les choses sans idée préconçue, on s'aperçoit que le dialogue des mathématiciens entre eux est singulièrement probant – quant à l'efficacité de la recherche dialoguée. Il ne part que rarement d'une situation initiale contradictoire (le fait n'est cependant pas exclu); il ne réalise que faiblement le combat de tous contre tous, dont nous parlions plus haut; il n'en réalise que plus fortement l'effort de tous pour tous. Ce n'est pas encore (du moins à première vue) le dialogue conciliateur des contraires. La recherche mathématique lui est cependant redevable, pour une grande part, de son élan et de son extraordinaire fécondité. À lui seul, le dialogue des mathématiciens est déjà générateur et formateur de ce que nous nommions plus haut une «conscience de dialogue». La science, dans son ensemble, ou dans tel ou tel groupe de discipline, offre l'exemple d'un dialogue beaucoup plus violemment contrasté et d'une «conscience de dialogue» beaucoup plus vaste et plus complexe. Le lecteur n'a-t-il pas été frappé, et peut-être surpris, par l'expression que nous venons d'employer plusieurs fois de suite : la conscience de dialogue ? N'est-ce pas là une simple façon de parler ? Voulons-nous vraiment suggérer qu'il se crée, par le dialogue, une nouvelle réalité d'un genre tout spécial ? Une réalité qui mérite d'être appelée une conscience collective et qui ne soit pas la simple juxtaposition des consciences individuelles engagées dans le dialogue ? La défense du dialogue ne nous entraîne-t-elle pas à inventer un être ad hoc tout à fait imaginaire ? L'exemple de la science réelle ne permet guère d'en douter : l'instance devant laquelle les problèmes difficiles de la connaissance se posent, devant laquelle les différends se portent, au nom de laquelle ils se tranchent, a tous les caractères d'une conscience collective. Elle vit d'une vie à la fois historique et actuelle. Elle a ses moyens d'information et elle ne se réduit pas à ces moyens. Elle a ses libertés et ses contraintes : elle est capable de juger et de réviser ses jugements. Elle bénéficie d'une expérience dont aucune conscience individuelle n'est capable; elle développe une compréhension forçant les limites naturelles de la compréhension des individus; elle engendre une responsabilité qui n'est pas la simple et seule addition des responsabilités particulières... Cela ne suffit-il pas ? Nous pourrions en dire encore bien davantage : «Tout savant est engagé envers elle dans un rapport à la fois de fidélité et de libre sincérité. C'est par ce rapport que celui qui parle et celui qui écoute sont légitimés l'un à proposer et l'autre à juger et peut-être à s'opposer».[1] C'est par ce rapport, enfin, que tout savant participe à une justesse de pensée et à une authenticité de connaissance dont il serait, à lui seul, incapable. La science n'est ici qu'un exemple : un exemple certes frappant, mais on en pourrait donner cent autres. Tout dialogue qui s'établit véritablement engendre sa propre «conscience collective», et c'est par là que s'éclairent (tant soit peu !) le miracle de sa réalité et le mystère de son efficacité. Dans toute pensée organisée et s'intégrant à elle, il y a une philosophie plus ou moins claire et plus ou moins cohérente. Qu'en est-il des lignes précédentes ? Elles sont toutes informées par une philosophie ouverte, c'est-à-dire par une philosophie dont la Loi fondamentale est de rester ouverte à sa propre expérience, et qui s'ordonne jusque dans ses fondements pour pouvoir lui être fidèle. | ||||||||
Note[1] Dialectica I, L'instance légitime, p. 35. | ||||||||
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