L'intention de Dialectica par †Ferdinand Gonseth | ||||||||
Quelques-uns disent : nous refusons ce siècle; nous refusons son savoir et ses inventions; nous refusons cette civilisation dont nous nous sentons de moins en moins solidaires, son idéal technique, ses fausses valeurs. Nous rejetons la pensée moderne et nous nous opposons à l'évolution dans laquelle elle est engagée. Ceux qui ont assumé la responsabilité de fonder cette revue — et ceux qui ont accepté de les soutenir — ne pensent pas ainsi. L'homme — estiment-ils — ne choisit pas l'heure de sa naissance et l'époque de sa destinée. Mais ce temps est celui qui lui est dévolu. S'il le renie, il ne lui en sera pas donné d'autre pour y inscrire son action. L'homme est de sa terre, mais il peut la quitter; il est de sa race, mais il peut s'en affranchir. Comment vivrait-il pleinement sans être de son temps ? A chaque instant, le pari de Pascal se renouvelle pour lui : tu hésites à t'engager dans ton siecle, mais si tu le renies, à coup sûr tu te perdras dans l'artificiel ou dans l'arbitraire; choisis donc l'engagement et ses risques. Nous choisissons l'engagement dans ce temps et ses risques. L'homme n'est pas un être arrêté dans sa forme naturelle, arrêté dans un destin immuable. S'il se ferme au nouveau, s'il cesse de penser, s'il renonce à savoir, ce n'est pas une harmonie stable qui le maintient, c'est son déclin qu'il scelle. L'homme ne reste l'homme qu'en payant son tribut à l'éternel changement. Il ne peut être qu'en devenant. Certes, le savoir a ses périls, la pensée ses errements, l'action ses défaites. Mais le remède aux dangers du savoir est dans un savoir meilleur, le redressement de la pensée dans un meilleur exercice de la pensée, l'efficacité de l'action dans une meilleure possession des moyens et de soi-même. Le lecteur de ce premier numéro de Dialectica jugera-t-il que notre intention d'intervenir dans l'actuel s'y réalise fidèlement ? Peut-être sera-t-il frappé du caractère philosophique abstrait de ces premières pages. L'idée de dialectique, à laquelle ce premier numéro est consacré, est-elle vraiment au nombre des sujets les plus pressants ? Le dialogue de plusieurs auteurs semble nécessaire pour l'éclaircir; mais leur effort ne les conduit-il pas et ne conduira-t-il pas le lecteur loin du champ des actions urgentes et efficaces ? L'humanité est entrée dans l'ère scientifique : il est banal de le dire; il ne suffit pas d'ouvrir les yeux pour distinguer comment ce fait prend sa réalité. Le savoir a partout depassé les apparences immédiates. Les lignes de l'action efficace ne se dessinent plus nulle part dans une évidence première. Les devoirs les plus urgents ne sont pas nécessairement ceux qui se présentent avec l'insistance la plus visible. Les plus dures réalités ne sont pas celles qui frappent nos yeux : c'est aux yeux de l'esprit qu'elles apparaissent. Sur tout le front de la connaissance, le savoir du spécialiste a franchi la limite des évidences communes et partout la puissance qu'il nous donne dépasse la mesure de nos moyens naturels. Comme les serpents s'enroulent autour du caducée, les périls enveloppent les forces que la science découvre et libère. Que faisons-nous pour rester à la mesure de ce savoir ? Que faisons-nous pour le maintemr dans l'horizon des valeurs humaines ? Pour qu'il ne nous échappe pas, pour que sa domination ne s'établisse pas sur nous, un effort de notre part est nécessaire, un effort philosophique décidé et soutenu. Le mot philosophique ne renvoie pas ici à telle ou telle doctrine du passé; il est la marque d'une exigence actuelle, incisive : il indique la volonté de sauvegarder la cohérence de tous les savoirs, de maintenir l'unité de toutes les démarches de la connaissance objective, de surveiller l'authenticité de toutes les intentions... Il nomme simplement par son nom un devoir central. Qu'on ne se fasse pas d'illusions : ce n'est pas là un devoir dont on puisse s'acquitter sans un effort pénétrant. Rien ne saurait nous dispenser d'une analyse en profondeur qui rejoigne, dans leur vivante spécificité, les conditions et les moyens du savoir spécialisé. Une réflexion qui ne se serait jamais portée jusqu'au point où, par leur accord, l'abstrait et le concret engendrent la connaissance efficace, une réflexion ainsi privée de l'expérience la plus décisive resterait elle même sans efficacité. Nous entendons que notre effort éclaire et serve l'action. Il doit lui-même se plier aux exigences de la pensée efficace. Il doit se mettre au bénéfice de la méthode la plus éprouvée. C'est dans une confrontation avec les disciplines les plus exigeantes, avec les disciplines scientifiques en particulier, que celle-ci se découvrira. Une philosophie capable d'assumer les tâches qui viennent d'être évoquées ne peut être une philosophie s'établissant sous l'idée dominante de la nécessité inconditionnelle. Elle n'attend pas son progrès d'une réflexion s'appliquant uniquement à sa propre substance. Elle appelle, au contraire, le témoignage de l'expérience a la fois la plus diverse et la plus aiguë. Elle se place sous l'idée dominante de l'expérience perfectible. Presque pour chacun de nous, le sol nourricier de sa réflexion philosophique ne cessera jamais d'être la pratique d'une discipline scientifique, ou l'exercice d'un art ou d'une grande technique. Le philosophe n'a pas à renoncer à la spécialisation d'un savoir déterminé; il suffit qu'il renonce à n'être qu'un spécialiste, et qu'il accepte le dialogue et ses conséquences. Nous ne formons pas un cénacle fermé. Si nous sommes groupés autour d'une philosophie de l'expérience plutôt qu'autour d'une philosophie de la nécessité a priori, c'est parce que la recherche de l'efficace comporte une confrontation étendue et systématique avec l'expérience. Nous savons ce que nous sommes aujourd'hui, mais cela n'engage pas totalement notre avenir. Que serons-nous demain ? Nous l'ignorons encore; nous ignorons ce que sera l'expérience qui nous attend. Sous l'idée dominante de l'expérience encore à venir, toute connaissance est en devenir et toute philosophie est ouverte. | ||||||||
* Dialectica 1 (1947), p. 7-8. | ||||||||
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