L'idée de dialectique

par †Ferdinand Gonseth1

Par la pensée, l'homme de notre temps est à la fois fort et faible. D'une part, la marche à la connaissance et à la domination des forces naturelles se poursuit sans répit. Mais cette marche même semble porter l'homme moderne vers un nouveau monde, où il se prend à douter de sa propre valeur et de son destin.

Le règne de la science, écrit Jean Rostand, a ouvert une sorte d'époque glaciaire dans l'histoire spirituelle de notre espèce : il n'est pas absolument démontré que la frileuse âme humaine puisse résister au climat rigoureux de la raison.2

Presque tout, dans ces Pensées d'un biologiste, même ce qu'elles ont de férocement juste, me paraît, je l'ai déjà dit,3 faussement orienté. Il est cependant un mérite qu'on ne peut leur contester : elles expriment avec un éclat extraordinaire le désarroi de la pensée moderne devant ses propres œuvres. Plus savante et plus puissante, celle-ci se sent cependant comme égarée dans un songe absurde, dans lequel elle ne retrouve plus le sentiment tout simple et naturel de son authenticité.

Je ne pense pas qu'il faille fermer les yeux sur cet aspect de la course au savoir; je ne pense pas non plus que le sens de cette course puisse être renversé. Et c'est pourquoi je ne puis m'empêcher de considérer les aphorismes amers et brillants de Jean Rostand comme un symptôme sérieux. C'est pourquoi je ne puis m'empêcher de tenir pour une tâche pressante celle de rendre à l'homme moderne, en face de sa connaissance, le sentiment intime de son autonomie.

Mais est-il vraisemblable qu'une étude sur l'idée de dialectique puisse y contribuer ?

Pour une part au moins, croyons-nous, la pensée moderne n'hésite ou ne s'affole que parce qu'elle n'a pas su prendre une assez juste mesure d'elle-même, parce qu'elle ne conçoit pas assez véridiquement la qualité de ses vérités. Elle ne se fait pas une idée suffisamment efficace de sa propre efficacité, une idée suffisamment relative de sa propre relativité; elle ne se sent pas suffisamment solidaire des destins dont elle précipite le déroulement. Tandis qu'elle déchaîne les évolutions, par ses œuvres ou par ses fictions, qu'elle fait émerger une nouvelle nature (celles des hommes) dans la nature, elle se mire encore dans un passé révolu, dans son propre passé.

Mais où la pensée pourrait-elle se rencontrer elle-même et se reconnaître dans sa réalité actuelle ? Ne faut-il pas la rejoindre dans le champ de ses expériences les plus audacieuses, la suivre dans ses exercices les plus surveillés, l'observer dans ses confrontations les plus dures ? Le champ de l'expérience où ces conditions, les plus exigeantes qui soient, sont aujourd'hui satisfaites est celui de l'expérience scientifique. La valeur du témoignage se mesure à la profondeur de l'épreuve. Et c'est pourquoi, voulant aborder les problèmes les plus généraux de la pensée, les problèmes les plus lourds de mystère et d'angoisse, nous n'éviterons pas, nous ne pourrons pas éviter de parler de certaines expériences cruciales de la pensée scientifique. Celle-ci n'expérimente pas seulement pour son propre compte; elle est en continuité avec tout autre forme de pensée. En s'avançant au-delà des limites du savoir commun, c'est une mission universelle qu'elle remplit.

Notes

1 Introduction à L'idée de dialectique aux Entretiens de Zurich, Dialectica 1 (1947), p. 21-22.

2 Pensées d'un biologiste, Stock, Paris (1933), p. 110.

3 De l'objectivité dans les sciences, in Suisse contemporaine 8 (1941), p. 630-650.

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Mise à jour : 2022-03-30