La synthèse dialectique au niveau axiomatique

5.3 Retour à la dialectique de la déduction

Le moment décisif de la synthèse dialectique est donc la constitution de l'horizon axiomatique A. Chose remarquable, le rôle organisateur de ce dernier, sa fonction-clé à la pointe de tout le système confère une nouvelle valeur à son autonomie. Celle-ci n'est pas absolue, nous le savons. Elle existe cependant, dans la mesure où la structure propre de l'horizon schématique et la technique déductive ont été dégagées de l'intuition géométrique. L'importance de la déduction dans l'abstrait (dans un abstrait aussi épuré que possible) s'en trouve tout particulièrement soulignée. L'essai de constituer l'autonomie de la géométrie théorique (c'est-à-dire son axiomatisation) nous a conduit à placer celle-ci dans un cadre plus général. Les contingences de l'intuition géométrique y perdent leur valeur significative et l'intuition s'y retire vers un autre ordre de faits (vers les «faits logiques»), les notions et les relations géométriques s'y défont de leurs qualités d'engagement dans le monde géométrique pour ne garder que leur qualité d'objet et de relations entre objets. Par sa projection sur l'horizon axiomatique, la géométrie théorique a donc pris place au sein d'une théorie des objets – des objets dont on cherche à ne retenir que la qualité d'être des objets indépendamment de toute propriété précise qui pourrait leur appartenir d'avance – en un mot des objets logiques.

Cette théorie est-elle indépendante de toute expérience et de toute intuition, dans son horizon propre de réalité ? Ou bien n'y présente-t-elle qu'un aspect d'une synthèse à laquelle d'autres aspects sont indissolublement liés ? Les indications, d'ailleurs assez nombreuses, dont nous nous sommes contentés jusqu'ici allaient toutes dans le même sens : elles marquaient avec insistance le caractère complexe de la dialectique déductive, c'est-à-dire de la technique applicable au monde des objets logiques.

Nous allons reprendre ces indications et les compléter. Peut-être la chose ne serait-elle pas nécessaire, si notre étude ne visait pas le problème de la connaissance en général, à travers celui de la connaissance géométrique. Mais, pour une théorie générale de la connaissance, il est naturellement de la plus haute importance de se rendre compte que la constitution d'une théorie générale des objets logiques rencontre les mêmes difficultés de principe que la constitution d'une théorie de l'espace. On pourrait penser que le problème que nous traitons ici, le problème de l'espace, est d'une complexité spéciale, et qu'il doit exister des domaines de la connaissance d'une contexture beaucoup plus simple. Ces domaines seraient alors méthodologiquement antérieurs, et cela de façon essentielle, à celui qui se trouve traité ici. Or l'idée d'une antériorité aussi radicale ne résiste pas à un examen sérieux. On se rend alors compte que les exemples de synthèse dialectique dont la connaissance géométrique offre l'occasion sont des modèles du genre.

Nous devrons d'ailleurs nous borner à quelques explications très simples. Le rôle que la géométrie joue quant au problème de l'espace, la théorie des objets le reprend quant à un autre problème tout à fait fondamental, quant au problème méthodologique du Commencement. Il est difficile de les traiter l'un sans l'autre. Nous aurons donc à reprendre plus tard toutes les indications qui vont suivre.

La théorie des objets, fondement de l'autonomie (relative) de l'horizon axiomatique, se présente sous les trois aspects principaux que voici :

  • a) comme physique de l'objet quelconque,
  • b) comme charte de nos libertés naturelles,
  • c) comme canon élémentaire de nos jugements.

a) Comme physique de l'objet quelconque. D'emblée, la connaissance de l'objet (de propriétés quelconques) se présente sous les trois aspects que nous avons si souvent distingués. La conception même de l'objet et les relations que nous établissons entre les objets sous le signe de l'évidence en manifestent l'aspect intuitif. Une technique combinatoire extrêmement élémentaire opérant sur des objets réels ou sur des symboles littéraux, par exemple, en réalise l'aspect expérimental. Ces deux aspects à la fois se prêtent enfin à une systématisation déductive.

Le tout s'organise en une synthèse dialectique dont l'idée dominante est l'équivalence des trois aspects. Cette idée se présente d'ailleurs elle-même avec l'immédiateté de l'évidence.

C'est à cette discipline élémentaire qu'appartient, par exemple, l'énoncé suivant :

Si la présence d'un objet A entraîne toujours la présence d'un objet B, l'absence de B entraîne l'absence de A.

La physique de l'objet quelconque va d'ailleurs de pair avec une Logique de nos conduites élémentaires.

b) Comme charte de nos libertés naturelles. Sans l'exercice de certaines libertés de l'esprit, il ne peut y avoir ni axiomatisation ni déduction. Il nous est possible de concevoir, de construire et de définir de nouveaux objets mentaux qui viennent prendre leur place à côté de ceux dont nous disposons déjà. Ainsi, nous avons la faculté de décider ou de ne pas décider de traiter une configuration de deux objets comme un seul objet – d'envisager, par exemple, une paire de points comme équivalente à un segment.

Bien entendu, la liberté dont nous parlons n'est pas illimitée. Il y a des exigences à remplir pour que les objets construits par l'esprit puissent être agréés dans le monde des objets. Notre libre imagination se met ainsi d'accord avec les lois de la physique de l'objet quelconque.

Cette liberté n'en va pas moins très loin. Déjà la suite illimitée des nombres entiers en donne le témoignage. Elle justifie (par le fait accompli) la prétention de l'esprit à concevoir, après un nombre n fini quelconque d'objets, encore un objet dont la seule propriété soit précisément d'être le n + 1e mais les justes prétentions de l'esprit vont encore plus loin. Il revendique de pouvoir rassembler dans la conception d'un seul objet un processus de genèse qui peut comporter une suite illimitée de moments. Celui qui ne se croirait pas libre de le faire ne pourrait pas concevoir le nombre irrationnel, par exemple. Le postulat du point-limite lui paraîtrait illégitime.

Toute la théorie du continu témoigne de la liberté dont l'esprit dispose vis-à-vis de son expérience, de la liberté de la compléter, de la prolonger, de l'intégrer dans une théorie. Il est clair qu'un énoncé tel que l'axiome auquel nous venons de faire allusion n'est pas susceptible d'une vérification expérimentale directe. Nous sommes cependant libres de l'admettre comme une hypothèse directrice et simplificatrice. L'efficacité de cette mesure trouve alors son expression dans la cohérence de tout le système. Elle retombe, par ce biais, sous le coup de l'expérience.

Et, d'autre part, la liberté dont nous parlons ne saurait être interprétée comme une liberté dont il nous serait loisible d'user individuellement et arbitrairement, puisque l'intuition de l'espace est toute dominée par la vision ou la représentation de la continuité.

La science du raisonnement apparaît dans cet exemple, non plus comme une physique très simple et très générale qui réglerait les rapports à établir entre les objets (par le fait même que ce sont des objets), mais bien comme une science des moyens dont l'esprit peut et sait disposer en toute légitimité. Il n'y a pas de doute que la théorie du continu, cette façon d'extrapoler et de «fermer» l'expérience de l'espace en accord avec nos vues intuitives, correspond à une façon admissible de faire. Comment s'expliquer qu'elle put causer aux philosophes grecs des difficultés qu'ils ne surmontèrent jamais. C'est naturellement qu'ils n'étaient pas parvenus à dégager la dialectique des raisonnements de ce genre. Ce n'est que beaucoup plus tard, le problème se posant à nouveau au sujet du calcul différentiel, que la dialectique adéquate finit par se constituer – à travers tous les tâtonnements et toutes les difficultés que l'on sait.

c) Comme canon de nos jugements. La science du raisonnement comporte enfin un aspect normatif sur lequel il est à peine nécessaire d'insister.

La physique de l'objet quelconque n'est pas toute la physique, elle n'en est que le chapitre le plus élémentaire. La charte de nos libertés naturelles n'est pas la codification de tout ce dont nous sommes et serons capables, elle n'en est que la très sommaire esquisse. En tant que canon de nos jugements, la logique n'est pas une instance aux compétences illimitées. Ce n'est, en somme, qu'une instance préalable. Mais elle est impitoyable.

Tout jugement et tout système de jugements sont soumis au contrôle de l'instance logique. Mais celle-ci n'en examine pas tout le contenu. Elle dépouille les jugements d'une partie de leur sens pour ne conserver que les propriétés générales des objets et des relations entre objets qui y figurent. Son verdict est alors celui-ci :

Le système de jugements proposé est possible, il s'intègre dans la physique de l'objet quelconque et respecte nos libertés naturelles, ou celui-là :

Le système de jugements proposé est impossible, il ne s'intègre pas dans la physique de l'objet quelconque, il ne s'accorde pas avec la charte de nos libertés naturelles.

Ainsi, l'esprit est capable, dans un climat normatif inconditionnel, de décider si tel système de jugements est ou non recevable.

La logique ne décide pas du vrai ou du faux d'un jugement porté sur des objets réels. Le vrai logique ne se rapporte qu'aux jugements portés sur les objets logiques et sur les relations établies entre eux.

Nous ne chercherons pas à analyser ici l'intuition qui informe l'instance logique normative et lui permet de porter ses jugements préalables de conformité dans un sentiment d'absolue compétence. Pour atteindre son but, l'analyse de cette intuition doit être mise à sa place. Elle appartient au Problème du Commencement.

Encore un mot pour finir, quant au but des indications précédentes. Ce but est de prévenir un jugement précipité sur la dialectique de la déduction. Si nous avions pu croire que cette dernière se présente bien dégagée, sous une forme bien achevée devant laquelle l'examen s'arrêterait parce qu'il aurait trouvé son terme, ce qui précède nous aurait détrompés. Sous un examen qui veut gagner en profondeur, la dialectique déductive ne se révèle pas moins complexe que l'exercice intégral de la connaissance spatiale. Chose étrange, à première vue du moins, tout le problème semble renaître dans l'un des éléments de la solution.

Ce fait ne compromet-il pas irrémédiablement le résultat de notre étude ? Il le ferait, si la justesse de la méthodologie traditionnelle (et non dialectique) s'imposait sans recours. Certes, ce fait est irrécusable. Mais il ne fait pas obstacle à la méthodologie dialectique. Il la justifie. C'est pour en tenir compte qu'elle est ce qu'elle est : c'est l'une des expériences fondamentales dont elle se réclame.

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Mise à jour : 2005-09-20