La correspondance schématique et les trois aspects

3.4 Les trois aspects en tant que schémas actifs

L'idée de schéma vient de nous servir à organiser conceptuellement les rapports des trois aspects de la géométrie à son édification axiomatique. En décrivant chacun des trois horizons de réalité correspondants dans sa fonction de significations extérieures nous n'avons cependant présenté que son rôle passif. Tous trois ont également un rôle actif, une fonction constitutive, face à des réalités que nous aurons encore une fois le droit de nommer extérieures ou antérieures. Ce n'est, d'ailleurs, pas la première fois que nous parlons de leur «double nature». En imaginant le robot lambertien, nous avions précisément l'intention de la rendre manifeste, spécialement en ce qui concerne l'intuition. Porteur de la structure de l'horizon intuitif, ce robot est, passivement, objet d'organisation pour l'activité axiomatisante et, activement, moyen d'organisation (mentale) face aux réalités du monde qui l'entoure. Une bonne partie de ce qui doit être dit à ce propos l'a déjà été. Mais notre but n'est pas seulement de revenir sur l'analyse des trois aspects pour y apporter une retouche ici, et un complément là; ou pour montrer que les notions nouvellement introduites s'appliquent efficacement à ce qui avait été exposé précédemment. A cet endroit, c'est encore la notion même du schéma qui reste en question. Mieux que nous n'avons pu le faire jusqu'ici, l'occasion s'offre d'insister sur ce que nous appellerons le rôle constitutif du schéma. Ces dernières précisions sont d'ailleurs nécessaires. Le complément qu'elles apportent à l'idée du schéma est essentiel.

Reprenons donc le moyen d'analyse que représente le robot lambertien, doté de sa personne adjointe (la personne mathématicienne) et placé dans un monde de réalités que nous lui savons extérieures. Nous qui l'avons construit, nous n'avons aucune peine à mettre dans un juste rapport la «réalité» du monde extérieur et la structure de la «connaissance» qui se trouve inscrite en lui. Un mot suffit à tout dire, celui de schéma. Dans l'organisation des mécanismes qui en font un robot bien au point, il y a un schéma du monde et des états que notre robot peut y occuper.

Faut-il le démontrer par le menu, en reprenant l'un après l'autre tous les caractères du schéma et faisant voir que nous les retrouvons tous bien réalisés ? Nous ne le ferons pas. La chose est trop claire pour qu'il vaille la peine de s'y arrêter. Mais ce que nous tenons à souligner, c'est la nouvelle intervention de l'idée de schéma. Elle ne règle plus seulement le rapport du robot à l'activité axiomatisante de la personne mathématicienne. Elle est descendue d'un degré vers les réalités du monde extérieur. Le schéma assume maintenant un rôle antérieur au rôle que nous lui avions primitivement accordé, antérieur dans la genèse de la connaissance du monde.

Pour nous qui connaissons à la fois l'existence des réalités extérieures et les lois d'organisation du robot, il ne fait pas de doute que, quant au schéma lambertien, le monde est en situation de signification extérieure. Mais le robot n'est là, pour moi, que comme figure simplificatrice et évocatrice d'un autre que moi. Il m'éclaire sur le rôle de l'intuition, quant à cet autre (que je puis encore hésiter à identifier à mon être propre). Sans grand effort, je comprends que, pour tous les autres, l'horizon intuitif n'est qu'un schéma; qu'il ne leur fournit pas une image en tous points fidèle du monde extérieur, mais seulement une représentation symbolique et sommaire.

Tant que le robot n'est que la figure d'un autre – même d'un autre quelconque – il m'est également facile de reconnaître toute la portée de certaines expériences collectives qui redoublent le sens des mots «symbolique et sommaire».

«Il est vrai, aurait-on pu dire avant ces expériences, que les formes géométriques pures ne trouvent pas de réalisation parfaite dans le monde physique. Mais cela n'est qu'un accident qui tient à l'insuffisance de nos moyens techniques. Il reste permis de penser que les formes géométriques sont des formes limites dont il doit être possible de s'approcher de mieux en mieux. Les techniques sont incapables aujourd'hui de les rejoindre complètement. Il n'est cependant pas illégitime de penser que ces formes puissent être celles de certains corps matériels.

»Si par exemple on donne la définition suivante de la surface. ‘La limite d'un corps vers l'extérieur est une surface’, il n'est pas interdit de se représenter le corps en question comme occupant une portion de l'espace physique. La géométrie semble proposer un idéal véritable aux formes que la matière peut et doit prendre. Elle se présente comme la forme limite de sa signification extérieure».

Ce langage ne nous est actuellement plus permis, les expériences des physiciens nous ont enlevé le droit de parler de la localisation parfaitement délimitée d'un corps matériel, de la surface infiniment précise qui le contiendrait, etc. Il nous est clair, désormais, que la façon dont il vient d'être question de lier les formes géométriques à leur réalisation physique équivaut à un ensemble de vues sur la constitution de la matière et sur la nature de l'espace physique.

Il put sembler légitime de ne faire aucune distinction entre l'idée de signification extérieure et celle de réalité tout court. Aujourd'hui cette distinction s'impose. La connaissance instrumentée a fait surgir, à l'intérieur de la connaissance sensible, une réalité méta-sensible. Elle a ouvert un nouveau monde physique dont le monde physique tel que l'intuition nous en fournit l'image n'est que l'enveloppe : le monde atomique. Ce progrès dégrade la connaissance intuitive. Non pas qu'elle cesse d'être efficace au niveau où elle s'applique. Ce qu'elle perd, c'est un caractère qui ne lui revenait que par usurpation : elle se trouve reléguée du rôle (usurpé) de connaissance immédiate et définitive au rang de connaissance intermédiaire, de connaissance provisoire. Il nous faut renoncer à l'idée que son objet, que l'objet de son intention est une réalité en soi. Il nous faut enfin reconnaître que ce n'est qu'un horizon de réalité.

En un mot : les réalités du monde physique dans lesquelles l'intuition se réalise, qui fournissent à l'intuition le monde de son efficience (le monde de sa signification) ne peuvent plus être conçues comme des réalités tout court, mais seulement comme des apparences de réalité. Le monde dont l'intuition spatiale nous transmet l'image n'est qu'un horizon de réalité.

Ce n'est plus seulement d'une marge d'approximation existant entre la notion géométrique ou intuitive et sa réalisation qu'il faut maintenant parler, mais d'une marge d'indétermination.

Ne manquons pas de le répéter : la variation de doctrine qui s'exprime par l'abandon de l'idée de réalité toute simple au profit de l'idée d'horizon de réalité est la conséquence fatale de la variation de la doctrine physique relative aux propriétés de la substance matérielle.

Il est donc erroné de croire que la géométrie puisse imaginer ses rapports avec le monde physique en toute autonomie, sans avoir à tenir compte de l'avancement des connaissances dans les autres disciplines scientifiques. La vision que le physicien se fait de la structure du monde physique domine actuellement la façon dont nous devons nous représenter l'accord de l'intuition géométrique avec sa signification extérieure. C'est en face de l'expérience du physicien que nous ressentons toute la précarité de l'idée dominante de la synthèse dialectique au niveau de l'information naturelle.

De tout autre que moi il m'est donc clair que la connaissance de la réalité à laquelle on accède par une expérience fine relativise irrémédiablement la structure de la connaissance intuitive : sa nature schématique nous devient doublement évidente. Mais la relativisation ne va plus aussi facilement s'il s'agit de moi-même, si j'identifie mes propres moyens de connaissance à ceux du robot lambertien, et si je m'imagine moi-même enfermé dans ma propre organisation sensorielle et mentale comme la personne mathématicienne l'est dans son robot. Car, nous l'avons déjà noté, au chapitre II, la vision intuitive est la forme même sous laquelle la réalité extérieure se présente à nous, sous laquelle elle se constitue comme «réalité extérieure». Ce qu'il nous était aisé de reconnaître comme un schéma, chez les autres, prend pour nous caractère de connaissance évidente et inconditionnelle. Et pourtant nous ne pouvons pas nous mettre en dehors de l'expérience commune. Ce qui vaut pour tous les autres, doit aussi être valable pour nous. L'expérience commune vient heurter l'évidence individuelle : c'est celle-ci qui doit céder devant le progrès de tous.

Nous avons ainsi atteint le point sur lequel nous voulons particulièrement insister : un schéma ne se présente pas nécessairement comme image réduite ou simplifiée d'une réalité déjà donnée par elle-même. Au contraire, le schéma peut se présenter comme moyen constitutif essentiel d'un horizon de réalité. C'est lui qui détermine la forme sous laquelle cet horizon se constituera pour nous. Il apparaît alors parfaitement adéquat à sa signification extérieure. Il paraît faire un avec elle. Celle-ci ne s'en détache que lorsqu'on l'envisage comme objet d'une connaissance qui l'épouserait étroitement. Sa signification extérieure n'a pas de forme antérieure et plus précise que celle qu'il lui confère. En un mot, c'est par lui que l'horizon de réalité se constitue.

Bien entendu, le schéma ne manifeste pas encore, dans cette fonction active, les caractères que nous lui avons reconnus. Ils ne se révèlent que lors d'un approfondissement ultérieur de la connaissance, lors du passage à une connaissance plus fine qui reconstitue une signification extérieure qui se trouve, elle, visiblement dans le rapport de concordance schématique (et seulement schématique) avec ce qui a désormais clairement pris le caractère d'un schéma.

Si la connaissance intuitive était restée à la frontière de notre connaissance, aurions-nous hésité à en faire le type même d'une connaissance à la fois immédiate et définitive ? N'ayant jamais eu l'occasion de la dépasser, comment aurions-nous eu l'idée de la mettre en cause ? Nous la disons maintenant schématique et provisoire. Mais elle n'est provisoire que pour celui qui la dépasse. Elle n'est schématique que pour l'observateur qui a surpris ses insuffisances. Il n'y a de sens à parler d'un horizon de réalité que dans la perspective de la connaissance en devenir, dans une perspective de dévoilement progressif de la «réalité». C'est la perspective de la science moderne. Mais l'esprit qui n'a jamais dépassé la connaissance intuitive n'y participe pas.

Pour le dire une dernière fois, pour l'horizon de connaissance qui ferme, provisoirement peut-être la perspective, le schéma représente le moyen même par lequel l'horizon de connaissance de sa signification extérieure se trouve précisé, bien plus, grâce auquel il prend sa spécification. Le schéma est alors tout le contraire d'une imitation simplifiée, tout le contraire d'une création après coup. C'est au contraire lui qui apporte l'élément créateur par excellence, l'élément sans lequel il n'y aurait pas de connaissance puisqu'il n'y aurait pas de forme d'expression de cette connaissance.

L'aspect théorique et l'aspect expérimental donnent lieu à des remarques analogues. Ils sont l'un et l'autre des organisations schématiques des mêmes réalités extérieures que l'aspect intuitif. Pour chacun d'eux, comme pour ce dernier, l'idée de schéma descend d'un degré vers le monde extérieur. Ils ne représentent l'un et l'autre, et chacun à sa façon, que des horizons de réalité en concordance schématique avec l'univers-objet-de-connaissance. Il est vrai que nous avons les mêmes difficultés à le concevoir que tout à l'heure, dans le cas de l'aspect intuitif. Ces deux organisations schématiques sont elles aussi constitutives (au sens que nous venons d'expliquer) de deux formes de réalité, l'une idéale, l'autre concrète. C'est encore une fois dans l'expérience qui nous révèle, sous les traits de ces deux apparences, une «nouvelle réalité» d'une structure imprévue, que leur caractère schématique nous devient nettement visible.

En résumé, nous venons de constater que l'idée de schéma nous permet de décrire commodément les doubles rapports des trois aspects de la géométrie, d'une part à leur schéma axiomatique commun, d'autre part à leur signification extérieure commune. Vers le schéma axiomatique, l'installation du schéma signifie la création d'un horizon de réalité simplificateur, vers la réalité extérieure, les trois aspects sont constitutifs d'autant d'horizons de réalité.

Les résultats précédents ont une valeur qui dépasse le cadre de la géométrie. Ils concernent l'ensemble de la connaissance, nous voulons dire l'état dans lequel toute connaissance se présente à nous, à un instant déterminé : rien ne nous autorise à penser que notre connaissance, même à ses dernières frontières, soit davantage qu'un horizon de connaissance; que les dernières «réalités» que nous ayons conçues, soient davantage qu'un horizon de réalité.

Merci de votre intérêt
 
Valid CSS! Valid XHTML 1.1! Conception et réalisation : AFG/N. Peguiron
Mise à jour : 2005-09-20