La correspondance schématique et les trois aspects

3.1 L'aspect intuitif en tant que signification extérieure

L'axiomatisation a-t-elle éliminé l'intuition ? Nous savons maintenant à quelle brutale simplification du problème correspondrait une réponse purement et simplement affirmative. Tout au long de l'axiomatisation, et chaque fois qu'un nouveau secteur de notre connaissance spatiale était atteint par le processus axiomatique, nous avons pris la peine de revenir sur les buts de l'axiomatisation. C'est, expliquions-nous, de reconstruire rationnellement (ou, mieux encore, déductivement) le contenu de l'intuition. Cette reconstruction ne prit jamais le caractère d'une élimination immédiate et totale du matériel intuitif dont nous nous étions servi jusque-là. Qu'on se souvienne de la fable de la maison aux mille fenêtres. Nous n'avons pas récusé l'intuitif, nous n'avons fait qu'en limiter l'intervention. Pour constituer la base axiomatique, nous ne fîmes appel qu'à un nombre restreint d'éléments (notions et relations) choisis parmi tous ceux que l'intuition nous offre, mais, de ceux-là, nous avons mainte et mainte fois déclaré que nous les acceptions tels que l'intuition nous les présente – du moins pour commencer. Chaque extension de la base axiomatique fut marquée d'un recours analogue à notre information intuitive, et nous n'avons jamais manqué d'en faire la remarque. Peut-être cette insistance a-t-elle été jugée superflue, ou même lassante. Elle nous dispense, à cet endroit, d'en dire davantage. Car il est clair que, par la façon même dont nous avons procédé, nous avons désigné la signification extérieure en face de laquelle le schéma axiomatique se constituait : C'était précisément le contenu de l'intuition.

(Le lecteur accordera peut-être un sourire au jeu des dénominations qui nous fait nommer extérieure la réalité intime et profonde qu'est, pour nous, la structure de notre connaissance naturelle).

Ainsi s'explique le soin que nous avons mis à analyser l'aspect intuitif de notre faculté géométrique. Nous entendions préciser dans deux directions, en quelque sorte opposées, le rôle et la nature du contenu de l'intuition :

a) Par rapport aux réalités qui sont extérieures aux robots – robots dont la mission était de donner une représentation tangible du fonctionnement de nos conceptions et de nos conduites spatiales;

b) Par rapport à la personne, chez laquelle l'organisation et l'activité mécaniques des robots se traduisaient en une vision consciente des formes étendues et des relations qui s'établissent entre elles.

En répartissant les rôles entre le robot périphérique, le robot lambertien et la personne mathématicienne, nous avons tout simplement dégagé les conditions d'existence de l'horizon intuitif. C'est par l'organisation du robot lambertien que se constitue la réalité propre de cet horizon. Celui-ci vient à la connaissance de la personne mathématicienne, lorsque cette dernière contemple la structure du robot lambertien.

Nous avons expliqué comment il peut se faire que, pour la personne mathématicienne, cet horizon de réalité prenne figure de réalité abstraite et inconditionnelle. Bien entendu, ces explications n'ont pas eu le pouvoir de rien changer à ce qui fait la réalité et la valeur propres de l'intuition. L'idée que nous pouvons nous en faire s'en trouve cependant relativisée. Cette relativisation n'a rien de destructif. Elle trouve, au contraire, son accomplissement constructif dans l'idée de l'horizon intuitif de réalité.

Ainsi, deux conceptions de l'intuition s'opposent l'une à l'autre : celle qui la pose inconditionnelle, celle qui la prend relativisée. Elles informent des doctrines préalables incompatibles. Il est clair que nous ne pouvons pas leur accorder la même valeur. Seule, la seconde tient compte de toute notre information; seule, elle répond aujourd'hui à notre expérience; seule, elle est idoine. (C'est là, d'ailleurs, une remarque qui s'imposait d'elle-même, dès après notre analyse de l'aspect intuitif). Selon la première, la signification extérieure de l'entreprise axiomatique s'arrêterait au contenu de l'intuition. Celui-ci la réaliserait définitivement et inconditionnellement. Selon la seconde, au contraire, la recherche de la signification extérieure ne s'arrête pas fatalement au contenu de l'intuition, mais, le traversant, a la liberté de se porter vers les réalités encore plus extérieures auxquelles il répond lui-même.

Mais laissons ce dernier point de côté pour l'instant; il nous faudra y revenir au moment de la synthèse dialectique qui est le but de ce chapitre; et reportons notre attention sur ce qui fait la réalité propre du schéma axiomatique. Nous venons de rappeler qu'au premier moment de sa constitution, il était tout simplement formé d'éléments choisis dans le matériel intuitif à notre disposition. Ce qui lui a fait une autre nature, c'est la volonté de l'axiomaticien de s'émanciper de la tutelle de l'intuition, de s'affranchir de la vision spatiale. C'est l'intention de procéder déductivement qui a donné naissance à ce que nous avons déjà nommé l'horizon dialectique. Jusqu'à quel point cette intention a-t-elle atteint son but ?

Nous savons fermement qu'elle n'était pas vaine. Jusqu'à un certain point, les notions de départ ont véritablement été vidées de leur contenu intuitif. Mais l'ont-elles été totalement ? La seconde chose que nous savons maintenant tout aussi fermement, c'est qu'il n'en est rien. Les «réalités» de l'horizon axiomatique sur lesquelles la dialectique a prise ne se sont pas entièrement évadées du monde de leur signification primitive. Elles y restent attachées par certains caractères à la fois sommaires et essentiels, celui d'être une chose, d'entrer passivement ou activement dans une relation concrète, etc. Ce n'est pas sur des formes parfaitement vides que la dialectique opère, ce n'est pas du rationnel pur qu'elle réussit à organiser. Même après la constitution de l'horizon axiomatique, l'évasion du sensible n'est pas totale, la marche au rationnel n'a pas rejoint son dernier but, l'intention dominante de l'axiomaticien n'a pas trouvé son entière satisfaction.

Qu'on se souvienne de ce que nous disions de la façon dont l'autonomie d'un schéma se réalise : La carte bien et dûment établie, étalée sur la table de l'auberge, la carte qui se prête à la recherche de la solution théorique est un schéma qui a revêtu sa «pleine» autonomie. Cela veut dire, rappelons-le, que pour ce qu'on en veut faire, sa réalité propre suffit, qu'on peut parfaitement se dispenser de penser à la forêt qui en est la signification extérieure. Mais cela veut-il dire que la carte appartient à un autre monde, à un monde d'une autre essence que la forêt ? Certes non. La carte et la forêt, pour en rester à cet exemple, font partie l'une et l'autre, à des titres différents, il est vrai, du monde réel du sens commun.

C'est de façon analogue que l'horizon axiomatique, sans être identique à l'horizon intuitif, n'en est cependant pas dissocié.

Nous avons ainsi dressé la réalité propre du schéma en face de sa réalité extérieure : ces deux réalités sont-elles bien en correspondance schématique ? Nous avions dégagé quatre conditions essentielles à satisfaire pour qu'il en soit ainsi :

a) Par sa signification, le schéma est engagé dans un horizon de réalité qui lui est extérieur, au sens que nous avons donné à ce dernier mot.

b) Il trouve son existence autonome et prend sa structure propre dans un second horizon de réalité (qui doit parfois être conçu dans ce but même).

Ce sont ces deux premiers points qui viennent d'être mis au clair. Il nous reste à commenter les deux derniers.

c) Entre ces deux horizons, il s'établit une correspondance portant les caractères que nous avons précisément réunis sous le qualificatif de schématique.

d) Dans l'horizon de son existence propre, le schéma se prête à une technique interprétable dans l'horizon de sa signification extérieure.

Dans la correspondance que nous avons établie entre l'intuitif et l'axiomatisé, ce qui est, par exemple, droite pour la première n'est plus qu'un objet d'une certaine catégorie pour la seconde. Il est clair que les objets axiomatiques auxquels nous conservons le nom de droites après les avoir dépouillés de presque tous leurs caractères distinctifs au regard de l'intuition, ne sont pas des images parfaitement fidèles des droites que nous savons imaginer. Il est clair que les premiers ne jouent, vis-à-vis des seconds, que le rôle de symboles, que ce qui fait la nature de ceux-ci n'est rendu que de façon très sommaire, et même conventionnelle, par ce qui fait la nature de ceux-là. Il est vraiment inutile d'en dire davantage : le point c) s'illustre de tout ce que nous avons dit de l'élimination des caractères intuitifs, et des limites qui sont posées à cette élimination.

Le point d), enfin, se trouve confirmé par l'expérience même de l'axiomatisation. Nous n'avons plus à démontrer que l'installation d'une technique interprétable dans l'intuitif est possible, puisque l'expérience vient d'en être faite, puisque nous disposons d'ores et déjà de l'horizon axiomatique où la technique déductive a la faculté de s'exercer.

Point après point, le résultat de l'expérience axiomatique se précise : L'axiomatisation n'installe pas un ensemble de notions «purement rationnelles» qu'elle soumettrait à une déduction purement abstraite. Elle instaure conjointement un schéma axiomatique et une dialectique dans ce schéma, interprétables l'un et l'autre dans l'intuition spatiale qui en fournit la signifcation extérieure.

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Mise à jour : 2005-09-20